Shanghai n'est jamais aussi belle qu'au printemps. A une condition : chevaucher un vélo pour mieux sillonner les rues, les ruelles, les lilong, les passages les plus secrets. Je n'ai eu de cesse, encore récemment, de pédaler dans l'ancienne concession française qui, miraculeusement, demeure un espace ad-mi-rable. Je pèse mes mots.
Hua Shan lu
Au point que, roulant l'autre jour sous l'immense canopée de platanes plantés à cette époque rue Yuqing, j'ai baptisé dans ma caboche cette zone "le divin trapèze", bordé à l'ouest par la majestueuse Hua Shan lu, à l'est par Huangpi lu qui longe l'ancien Jockey Club, un temps Musée des Beaux-Arts, puis le Grand Théâtre construit par Jean-Marie Charpentier, puis Xin Tiandi, galvaudé mais toujours sexy, avant de pénétrer, au sud, dans un quartier resté très populaire.
Au nord, une de mes rues préférées, Julu, - écoutez cette petite musique, cette allitération, "Ju-lu-lu" - et au sud la très longue rue Jianguo, parfaitement rectiligne.
Ou bien pourrions-nous reprendre, non sans une nostalgie néo-coloniale, les appellations initiales : l'avenue Haig, frontière occidentale de la concession, la rue Chapsal ? même si d'autres axes nord-sud aux noms familiers bordent encore plus à l'est le territoire français, telle cette tortueuse "route du Capitaine Rabier" disparue sous les coups d'une modernité hausmanienne. Mais après la rue Chapsal / Huangpi, le charme s'évanouit.
La rue Julu se nommait "route Ratard" et Jianguo lu "route Joseph Frelupt". Des patronymes que l'on croirait tout droit sortis d'un roman de Louis-Ferdinand Céline !
Des routes, comme pour souligner l'aspect champêtre de ce qui ressemblait fort, de la fin du XIXème siècle aux années 1940, à un petit paradis loin, très loin de la fureur de ce vieil empire moribond devenu une république dominée par les Seigneurs de Guerre, plus tard sous la coupe de l'envahisseur nippon.
Pour vous, je voulais relever, ici et maintenant, plusieurs améliorations notables de l'aménagement urbain renforçant le sentiment, au moins dans le fameux trapèze, de se promener dans une ville plus verdoyante que jamais. Car malgré la pression foncière, la municipalité a cette dernière année donnée la priorité à la création de parcs, privilégiant à l'évidence "notre" ancienne concession.
Par exemple près de Maoming lu ? ex rue Cardinal Mercier -, où la construction d'une nouvelle salle de spectacles sur l'ancien emplacement du fameux canidrome, devenu plus tard le marché aux fleurs, a entrainé la création d'un espace vert.
Or en visitant la boutique Art Déco la mieux achalandée de la ville, sur l'ex route Camille Lorioz, je découvre un ouvrage précieux très récemment publié (pour les Shanghaiens : sur l'autre trottoir, côté Hua Shan lu, le sympathique bistrot "La pétanque").
Intitulé Shanghai's Art Deco Master, sous-titre : Paul Veysseyre Architecture in the French Concession, richement documenté, ce livre de Spencer Dodington et de Charles Lagrange conte l'aventure extrême orientale de ce grand architecte auquel le Paris de l'Orient doit tant.
Immeuble art-déco (crédits photos Alexander Cortey)
C'est à lui, et à Alexandre Léonard, avec lequel il signe la plupart des ouvrages, que l'on doit les immeubles et les villas au style français, art déco, voire "néo-normand" les plus remarquables, immédiatement identifiables. La plupart d'entre eux sont encore debout, restaurés.
Disons que Veysseyre & Léonard ont fait jeu égal avec Ladislas Hudec et avec Palmer & Turner.
Si l'architecte hongrois et ses deux collègues américains ont essaimé dans toute la ville, laissant leur empreinte sur le Bund et dans la concession internationale, Veysseyre et Léonard, vont surtout s'illustrer dans la petite France. Avec quel panache, avec quelle rigueur, avec quelle modernité.
Sans "LVK" et leurs autres compères, la mégapole n'aurait pas aujourd'hui la physionomie que l'on lui connaît.
L'?uvre des architectes français est d'autant plus visible que le bâti n'a pas été écrasé, comme dans la concession internationale, pas des tours de plus en plus hautes, l'ancien territoire alloué à la France pendant près d'un siècle ayant été préservé in extremis par plusieurs décrets.
Une exception cependant : joyau des joyaux conçu par Veysseyre et ses collègues, le prestigieux Cercle Sportif Français, avec sa piscine mythique, copie conforme de notre Molitor, désormais chapeauté par l'étouffant Okura Garden Hotel.
Le bassin a disparu, au profit d'un salon de thé au volume généreux. La salle de bal où le Président Mao aimait inviter des belles à danser, existe toujours avec son superbe plafond ovale, même si son parquet sur lames à ressort se cache sous une épaisse moquette.
Un autre lieu revit, impeccablement restauré. C'est le Cercle Français, dont la façade sud s'ouvre sur le parc Fuxing, ex Parc "français", dit de Koukasa, l'entrée donnant sur la rue Nanchang, ancienne Route Vallon qui sinue paresseusement entre la rue Dubail (Chongqing lu) et la route Pichon (Xiangyang lu).
Splendides vitraux et sombres boiseries. Au rez-de-chaussée, une salle pleine de charme et sa terrasse accueillent une des meilleures tables de Shanghai, Le Villandry. Au premier étage une immense salle servant aujourd'hui à des mariages huppés, où les ?uvres du grand peintre Lin Fengmian furent exposées à trois reprises dans les années 30 et 40. Un de ces lieux magiques où le temps semble s'être arrêté.
Comment ne pas évoquer un instant les routes Corneille, celle-ci minuscule, Lafayette - Fuxing lu -, axe traversant presque toute la concession que l'on peut emprunter sans danger du nord-ouest au sud-est avec la petite reine, ou la rue Molière restée dans son jus ?
Deux immeubles signés LVK me séduisent entre tous : le fier Gascogne, situé au 1202 Avenue du Maréchal Joffre, pardon, je voulais dire 1202 Huai Hai Zhong lu, où j'eus le privilège de séjourner chez de chers amis dans les années 1990 ; le Dauphiné et son grand jardin où logeaient jadis des gendarmes "bien de chez nous", au 394 Route Frelupt, (Jiang Guo Xi lu). Difficile d'approcher ce dernier, aujourd'hui comme hier fort bien gardé.
Tous deux ont des lignes et des formes qui rappellent furieusement le style Mallet Stevens. Ces deux vaisseaux n'ont pas pris une ride. Quelle élégance !
Comme les auteurs de l'ouvrage consacré à Veysseyre le démontrent, ce style éminemment moderne allait de pair avec des avancées technologiques remarquables, concernant le chauffage central, la ventilation ou des fenêtres à structures d'acier.
Parmi cette bonne soixantaine de constructions en tous genres, des petits ensembles au nom parfois pittoresques, comme les Magy Apartments (26 rue de Boissezon, aujourd'hui Urumuqi lu), des villas mais aussi un couvent ? des Dames du Sacré C?ur ? des « Pavillon d'isolement », « Pavillon des marins », « Pavillon des femmes », « Pavillon de secours », école d'infirmières, institution prophylactique, dispensaire, Pavillon St Vincent, et aussi un poste de police donnant sur l'ex rue de Consulat français (Jing Ling Dong lu), un Foyer Russe, une boarding house, le logement du personnel de la Banque d'Indochine, au 26 Route de Père Robert, le cinéma Paris-Orient, au 550 av. Joffre, une maternité ? la clinique du Dr Lambert, au 506 Rue Bourgeat (actuelle Chang le lu), l'église St Pierre, sur la rue Dubail, (Chongqing Nan lu), l'école primaire chinoise Lagrené, le laboratoire Pasteur ou la Chung Wai Bank au 143, Av. Edouard VII ( Yan'an Dong lu) telle une forteresse, avec sa très haute tour, à deux pas du Bund.
Maggy Apartments
Cette énumération en dit long sur la vie de cette société cosmopolite régie par une municipalité française, de ce petit état dans l'état.
Ne manquent plus, pour compléter le décor et pour donner le premier coup de manivelle, que les musiques de l'époque, jazz New Orleans et voix de Zhou Xuan, les terrasses à l'ombre des platanes, dits "arbres français", les panneaux de réclame, le bruissement de toutes ces langues parlées, bref la vie d'une époque aujourd'hui révolue.
Révolue, vraiment ?
Claude Hudelot pour lepetitjournal.com/shanghai Jeudi 3 juillet 2014