Une semaine après sa mort, le chat KitKat reste dans tous les esprits. Devant le Randa's Market, à l'angle de la 16e rue et Valencia Street, l'autel improvisé continue de s'étendre. Bougies, fleurs de souci, photos du chat tigré avec sa couronne, barres chocolatées Kit Kat, lettres manuscrites... Le trottoir déborde d'hommages à ce félin de neuf ans, figure emblématique du Mission District. « Le maire de la 16e rue », comme l'appelaient affectueusement les habitants, a été percuté mortellement par un robotaxi Waymo le 27 octobre en fin de soirée. Un accident tragique qui interroge sur la cohabitation entre technologie et vie urbaine.


Un chat qui incarnait l'âme du quartier
KitKat n'était pas un chat ordinaire. Arrivé il y a six ans au Randa's Market pour résoudre un problème de rongeurs, ce chat errant nourri par une voisine dont un membre de la famille était allergique avait trouvé bien plus qu'un refuge. Il était devenu une mascotte, arpentant quotidiennement son territoire avec assurance. Il avait été baptisé par le voisinage le "maire de la 16ème rue"
Chaque matin, KitKat effectuait sa ronde : il visitait les commerces voisins pour quémander des friandises, saluait les chiens et leurs maîtres, accueillait les clients du cinéma Roxie juste à côté. « C'était un chat unique en son genre », confie Mike Zeidan, propriétaire du Randa's Market, la voix encore brisée. « Les gens l'adoraient. »

La nuit de l'accident : un scénario difficile
Le drame s'est produit vers 23h30, devant le Roxie Theater. Selon Waymo, « alors que notre véhicule était à l'arrêt pour embarquer des passagers, un chat s'est précipité sous la voiture au moment où elle redémarrait. » L'entreprise a présenté ses condoléances à la communauté et annoncé un don à une organisation locale de protection animale.
Plusieurs témoins ont rapporté des versions différentes de l'incident, certains affirmant que le véhicule n'avait pas ralenti. Ces divergences de perception ne sont pas rares dans les accidents urbains – ce qu'un capteur enregistre et ce qu'un témoin observe peuvent différer selon l'angle de vue et le moment précis de l'observation.
Un barman d'un établissement voisin a immédiatement conduit KitKat à l'hôpital vétérinaire, mais ses blessures étaient trop graves. L'accident met en lumière la complexité des situations urbaines imprévisibles, qu'il s'agisse de véhicules autonomes ou conduits par des humains.
Les défis techniques partagés par tous les véhicules
Cet accident soulève une question qui concerne tous les véhicules, autonomes ou non : comment détecter les petits animaux dans des situations imprévisibles ?
Les véhicules autonomes comme les Waymo utilisent une combinaison sophistiquée de caméras, radars et LiDAR (Light Detection and Ranging). Ces systèmes peuvent détecter les obstacles sur les côtés et devant le véhicule avec une précision remarquable. Toutefois, comme pour les véhicules traditionnels, la zone directement sous le châssis reste un angle mort technique – une limitation que connaissent aussi les conducteurs humains.
Les experts en robotique expliquent que les systèmes actuels excellent dans la détection d'objets stables ou prévisibles, mais qu'un chat surgissant au moment précis d'un redémarrage représente un défi pour n'importe quel système de détection. Un conducteur humain aurait-il évité ce drame ? La question reste ouverte. Ce type de situation – un petit animal passant sous un véhicule à l'arrêt juste au moment du démarrage – constitue un scénario extrêmement difficile à anticiper, quelle que soit la technologie.
L'avantage théorique d'un conducteur humain réside dans sa capacité à maintenir une conscience contextuelle : se souvenir qu'un chat se trouvait à proximité quelques secondes auparavant. Mais face à la rapidité de l'événement et à l'angle mort physique, même un conducteur expérimenté aurait pu se trouver dans l'impossibilité d'éviter la collision.
Mission District : un quartier déjà méfiant
L'accident survient dans un quartier historique au caractère bien trempé. Le Mission District, plus ancien quartier de San Francisco, tire son nom de la mission espagnole fondée en 1776. Cœur de la communauté latino-américaine depuis les années 1950, il vibre au rythme de ses taquerias, de ses fresques murales militantes et de sa culture de rue.
Le corridor de la 16e rue, desservi par la station BART éponyme, est une artère bouillonnante. Entre le flux constant de piétons, les food trucks, les musiciens de rue et la vie nocturne animée, c'est un ballet humain permanent. Les habitants ont déjà exprimé leur scepticisme face aux robotaxis qui sillonnent leurs rues étroites et imprévisibles.
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Un débat politique qui s'enflamme
La mort de KitKat a déclenché une mobilisation politique inédite. Le mardi suivant l'accident, Jackie Fielder, superviseure représentant le 9eme district comprenant le quartier de Mission au conseil municipal, a tenu une conférence de presse devant le Randa's Market. À ses côtés : des représentants du syndicat des Teamsters, farouchement opposés aux véhicules autonomes qui menacent les emplois de chauffeurs.
« Waymo pense pouvoir balayer ça sous le tapis et que nous oublierons, mais ici au Mission, nous n'oublierons jamais notre cher KitKat », a déclaré Fielder sur Instagram. « Nous mettrons toujours la communauté avant les oligarques de la tech, et la Californie devrait faire de même. »
Sa résolution, inspirée d'un projet de loi rejeté au Sénat californien, proposerait de donner aux comtés le droit de voter sur la présence des robotaxis sur leurs routes. Actuellement, seuls le Département des Véhicules Motorisés et la Commission des Services Publics de Californie délivrent les permis, sans consultation locale.
Les chiffres de sécurité : une technologie qui progresse

Au-delà de l'émotion suscitée par cet accident, les données sur les véhicules autonomes méritent d'être examinées. Waymo, qui opère désormais dans plusieurs villes américaines avec plus de 800 véhicules, a accumulé plus de 100 millions de miles de conduite autonome – l'équivalent de 200 allers-retours vers la Lune.
Les statistiques publiées par Waymo en décembre 2024 sont éloquentes : les véhicules Waymo affichent un taux d'accidents 2,3 fois inférieur à celui des conducteurs humains, avec 2,1 incidents par million de miles contre 4,85 pour les conducteurs traditionnels. Plus impressionnant encore, une étude menée avec l'assureur Swiss Re sur 25 millions de miles montre une réduction de 92% des réclamations pour blessures corporelles et de 88% pour les dégâts matériels comparé aux véhicules conduits par des humains.
Dans la grande majorité des 700 accidents impliquant des Waymo rapportés entre 2021 et 2024, les analyses montrent que le véhicule autonome n'était pas en faute – souvent victime de collisions arrière ou d'autres conducteurs. Nombre de ces incidents auraient été évités si tous les véhicules sur la route avaient été autonomes.
La technologie continue d'évoluer rapidement. Les algorithmes s'améliorent avec chaque million de miles parcourus, apprenant à gérer des situations de plus en plus complexes. Les véhicules autonomes ne se fatiguent pas, ne sont pas distraits par leur téléphone, ne conduisent pas sous l'influence de l'alcool – autant de facteurs humains qui causent la majorité des 42 000 décès annuels sur les routes américaines.
Cela dit, comme toute technologie en développement, les systèmes actuels ont leurs limites. Les objets de petite taille, particulièrement dans des angles difficiles, restent un défi à perfectionner. L'incident avec KitKat s'inscrit dans cette réalité : une technologie globalement plus sûre, mais qui doit encore progresser pour gérer tous les cas de figure de la vie urbaine.
Une réflexion nécessaire sur l'acceptation du risque
Le jour même de la mort de KitKat, Tekedra Mawakana, co-PDG de Waymo, s'exprimait lors d'une conférence technologique sur l'acceptation sociale des risques liés aux véhicules autonomes. Elle affirmait que tant que les entreprises respectent des standards élevés, la société devrait être prête à accepter qu'aucune technologie n'est infaillible.
Ces propos, qui ont choqué certains habitants du Mission, soulèvent pourtant une question légitime : comment évaluons-nous le risque acceptable ? Aujourd'hui, nous acceptons collectivement qu'environ 1,2 million de personnes meurent chaque année dans des accidents de la route dans le monde. Si une technologie peut réduire ce nombre de 50%, 70% ou même 90%, devons-nous refuser son déploiement parce qu'elle n'est pas parfaite à 100% ?
La douleur de la communauté face à la perte de KitKat est authentique et mérite le respect. Sur TikTok, une vidéo du mémorial a dépassé les 3,5 millions de vues, témoignant de l'attachement du public à ce chat. « Si vous aviez connu KitKat, vous comprendriez », écrit l'auteure de la vidéo.
Cette émotion collective révèle aussi quelque chose d'important : chaque vie compte, qu'elle soit humaine ou animale. C'est précisément cette sensibilité qui doit guider le développement des technologies de mobilité.
Améliorer la technologie pour tous
Mike Zeidan, le propriétaire du Randa's Market, résume bien l'enjeu : « Je ne suis pas un politicien. J'espère simplement qu'ils pourront rendre ces voitures plus sûres pour les animaux et pour les humains. Si je devais voter, je voterais pour plus de capteurs sous la voiture. Ça aurait pu être un enfant. »
Cette remarque touche au cœur du débat. Les technologies de détection actuelles, optimisées pour repérer les piétons adultes et les véhicules, peuvent effectivement être améliorées pour mieux gérer les objets de petite taille. La bonne nouvelle, c'est que les ingénieurs travaillent activement sur ces perfectionnements.
Les systèmes Waymo utilisent déjà une combinaison de caméras, de radars et de LiDAR parmi les plus avancées du marché. Les capteurs peuvent identifier la composition d'un objet – surface rigide ou douce, fourrure ou métal. Cette capacité pourrait être affinée pour accorder une attention particulière aux êtres vivants de petite taille.
D'autres pistes sont explorées : des capteurs infrarouges pour détecter la chaleur corporelle, des systèmes d'intelligence artificielle capables d'anticiper les mouvements imprévisibles, ou encore une communication entre véhicules permettant de partager les informations sur la présence d'animaux dans la zone.
L'incident avec KitKat, aussi douloureux soit-il, contribuera probablement à accélérer ces innovations. C'est ainsi que progresse la technologie : en apprenant de chaque situation, en s'adaptant, en s'améliorant continuellement.
Une ville en deuil, une technologie en évolution

Une semaine après le drame, le mémorial continue de grandir. Les habitants apportent des fleurs fraîches, allument de nouvelles bougies. Certains déposent du lait – un clin d'œil au chat qu'ils croisaient chaque matin. Des commerçants voisins ont installé une cagnotte pour financer le tribut floral.
« C'est remarquable et émouvant », reconnaît Mike Zeidan, submergé par l'élan de solidarité. Cette manifestation collective de chagrin témoigne de quelque chose d'essentiel : dans nos villes de plus en plus technologiques, les liens émotionnels et la vie de quartier restent irremplaçables.
KitKat incarnait cette dimension humaine (et féline) de la vie urbaine que nous chérissons tous. Son absence rappelle que le progrès technologique doit s'accompagner d'une réflexion profonde sur nos valeurs et nos priorités.
La question n'est pas de savoir si nous devons accepter ou rejeter les véhicules autonomes. Avec plus de 42 000 morts sur les routes américaines chaque année – dont 94% causés par l'erreur humaine – ignorer le potentiel de cette technologie serait irresponsable. Mais son déploiement doit se faire avec humilité, transparence et une volonté constante d'amélioration.
Les robotaxis Waymo font désormais partie du paysage urbain de San Francisco, tout comme les cable cars et les bus électriques avant eux. Ils ne remplaceront pas l'âme d'un quartier, ni les chats de boutique qui saluent les passants. Mais s'ils peuvent rendre nos rues plus sûres pour tous – humains, animaux, cyclistes – alors le défi est d'en faire des voisins respectueux de la vie sous toutes ses formes.
« Il était le meilleur chat de boutique au monde et m'apportait tellement de joie », écrit une habitante sur le livre de condoléances improvisé. Dans le Mission District, on se souviendra longtemps du "maire à fourrure" qui arpentait la 16e rue. Et cette mémoire collective, loin d'être un obstacle au progrès, en est peut-être la condition : se rappeler que la technologie doit servir la vie, pas l'inverse.
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