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SIMON LEYS - De la calligraphie à Shitao, l'amour de l'art chinois

Écrit par Lepetitjournal Pékin
Publié le 5 janvier 2015, mis à jour le 6 janvier 2015

Second volet de notre diptyque consacré à Simon Leys, sur l'historien de l'art passionné et érudit qu'il a toujours été avant d'être le dénonciateur de l'aveuglement pro-maoïste, comme nous l'explique Nicolas Idier, lui-même sinologue et historien de l'art chinois, qui a consacré sa thèse de doctorat au célèbre sinologue belge.

Pierre Ryckmans était un spécialiste du peintre Shitao, dont voici un détail de « Autoportrait : la plantation d'un pin » (1674)

Si Pierre Ryckmans est surtout connu, sous son nom de plume Simon Leys, pour ses oeuvres décortiquant la réalité de la Chine maoïste, ce serait un oubli fâcheux de le réduire à cette seule facette, puisque c'est d'abord en tant qu'historien de l'art que ce grand sinologue est tombé amoureux de la Chine. C'est d'ailleurs cette matrice initiale qui lui a permis de comprendre la culture chinoise, pour ensuite analyser au plus près de la réalité, la politique du régime de Mao. Nicolas Idier a consacré sa thèse de doctorat à Simon Leys. Il a accepté, pour lepetitjournal.com, de revenir, dans les paragraphes suivants, sur ces travaux moins connus et pourtant érudits de Pierre Ryckmans, à propos de la peinture et de la calligraphie chinoises.

La déesse de la miséricorde Guanyin, peinte par Shitao en 1674

Shitao ou l' « Unique trait de pinceau »

C'est en 1958 que Pierre Ryckmans découvre le Traité sur la peinture du moine Citrouille-amère du peintre Shitao (1642-1707), lors d'un séjour d'études à la section des Beaux-Arts de l'Université normale de Taiwan. A son retour à Louvain, il consacre son mémoire de licence à la traduction et l'analyse rigoureuse de ce traité esthétique en dix-sept chapitres, rédigé par un des génies de la peinture chinoise au XVIIIe siècle. C'est la première étape vers la compréhension parfaite et inédite de l'art pictural chinois. Puis vient la thèse de doctorat, soutenue en 1970, et publiée par l'Institut belge des hautes études chinoises. Ses Propos sur la peinture de Shitao remportent un succès public important. Pour ne citer que trois de ses illustres lecteurs, le peintre Balthus a dit son admiration, le poète François Cheng lui a consacré un album délicat et l'écrivain Philippe Sollers en a loué les qualités littéraires dans Eloge de l'infini : « Shitao est l'un des plus grands peintres chinois, « peintre » voulant dire ici, indissolublement, poète, mystique et penseur. »

Mais le vrai apport est le suivant : l'ouvrage de Ryckmans permet d'enfin comprendre le premier chapitre du Shitao, où il est question de l' « Unique trait de pinceau », concept auparavant mal évalué et instrumentalisé au profit d'une simplification radicale de la peinture chinoise. L'erreur de beaucoup était de croire que l' « Unique trait de pinceau » est vraiment quelque chose d' « unique » - comme s'il y en avait un seul, et pas plus – et qu'il est vraiment un trait de pinceau, concret, visible, effaçable. Or, non, ce que nous apprend Pierre Ryckmans est que ce trait de pinceau est indélébile, puisqu'il est de l'ordre de l'idée. Il est le potentiel de toute création, il est ce qui peut arriver de meilleur au peintre. En d'autres termes, il s'agit de ce que l'on appelle avoir « du style ».

Su Renshan, peintre fou

L'excentricité fait partie intégrante de l'histoire de l'art pictural chinois, tel qu'il se donne à comprendre dans les textes philosophiques, littéraires et esthétiques. La marginalité opère la sortie du politique. Cela est mis en avant par Pierre Ryckmans dans sa traduction anglaise des Entretiens de Confucius :

« Afin de survivre sous un gouvernement despotique, il faut être capable de jouer au fou. Dans toutes les périodes de chaos et de tyrannie, les Chinois ont fait preuve d'une maîtrise supérieure de cet art subtile et cynique : l'un des exemples les plus brillants est donné par les grands excentriques de la période des Six Dynasties, et à notre époque, la terreur maoïste a fourni l'occasion de revivre cette vieille tradition. »

A l'inverse de l'historiographie occidentale de l'art où la mention de la marginalité des uns sert à mettre en valeur la moralité des autres, l'excentricité chinoise indique une alternative au pouvoir centralisateur. Le texte fondateur de l'esthétique morale du peintre chinois est déjà porteur de cette vertu politique de l'excentricité. Il s'agit de la parabole du peintre, dans le Zhuangzi, un des textes fondateurs du taoïsme, auquel tous les artistes chinois, y compris contemporains, se réfèrent. Le comportement de nombreux artistes d'aujourd'hui peut, d'une certaine manière, être analysé de la même manière.

Pierre Ryckmans a ainsi choisi de consacrer une étude monographique à Su Renshan, un peintre actif à Canton dans la première moitié du XIXe siècle, et doublement excentrique : au sens propre du terme, par sa situation géographique aux confins de l'Empire (Canton) ; au sens psychologique, par une démence qui transparaît dans son œuvre peinte et calligraphiée (trait brutal, disproportions visuelles, mésusage de la calligraphie). Pierre Ryckmans a non seulement analysé l'oeuvre du peintre lui-même ainsi que sa biographie, mais il s'est également posé une des questions principales de l'histoire de l'art chinoise : celle des faux. La copie est aujourd'hui un des sujets d'études majeurs de l'histoire de l'art chinois, et offre des perspectives intéressantes sur la circulation des oeuvres. Pierre Ryckmans fut, avec son étude de Su Renshan, pionnier dans cette approche basée sur l'analyse des oeuvres elles-mêmes.

Figures et phénix, par le peintre chinois Su Renshan (1848)

La calligraphie, l'expression artistique la plus aboutie

En 1996, Pierre Ryckmans fait paraître dans le New York Review of Books un article aux dimensions d'essai sur la calligraphie chinoise, à l'occasion de la grande exposition « Treasures from the National Palace Museum, Taipei » au Metropolitan Museum de New York.

« Depuis l'aube de sa civilisation, la Chine a cultivé une branche particulière des arts visuels, qui n'a d'équivalent dans aucune autre culture. Lorsqu'ils furent confrontés pour la première fois à cette discipline, les Occidentaux la baptisèrent incorrectement du nom de « calligraphie », par une trompeuse analogie avec un modeste art décoratif qui leur était plus familier. Bien qu'il s'agisse là de l'un des accomplissements les plus sublimes du génie chinois, c'est aujourd'hui seulement que, hors de Chine, les amateurs d'art commencent à prospecter les trésors de cet Eldorado esthétique qui s'est enfin ouvert à eux. »

En Chine, la peinture dérive de la calligraphie – qui est absolument considérée comme l'expression artistique la plus aboutie d'entre toutes. Pierre Ryckmans, en définissant une fois pour toutes la calligraphie chinoise d'une manière claire et acceptée par l'ensemble de la communauté scientifique et éclairée, a en effet permis une meilleure appréhension de cet art : « sans équivalent dans les autres civilisations – l'enluminure de manuscrits médiévaux et la calligraphie arabe, aussi belles qu'elles puissent être, n'en demeurent pas moins subordonnées à une fin qui les domine, contrairement à la calligraphie chinoise, qui est son propre aboutissement. »
 
La voie royale

La singularité principale de la culture chinoise, et ce qui a contribué à en faire un « système complexe », est son système d'écriture, qui a donné lieu tout à la fois à une pensée « de plain-pied » et à une expression artistique originale, la calligraphie. Ce système d'écriture, que Pierre Ryckmans appelle « langue graphique », a relevé avec succès les défis successifs de la modernité – le dernier en date étant le défi numérique — à l'heure actuelle les statistiques de l'Internet annoncent que la majorité des pages Web sont écrites en chinois.

Ainsi, dans le cas précis de la Chine, pays où la culture est basée notamment sur le processus de citation et de réappropriation contemporaine de l'héritage passé, il est nécessaire de prendre en considération l'histoire culturelle dans une perspective historique longue. Cela a également permis à Pierre Ryckmans de donner à son analyse de la Chine contemporaine une profondeur de champ, et aussi, ce qui est peut-être le plus important et le plus oublié par tant de spécialistes et commentateurs d'aujourd'hui, l'importance du sentiment. L'articulation entre langage et écriture, ainsi qu'entre le sensible et l'intelligible, est elle-même au centre de la tradition chinoise lettrée, et explique ce lien indéfectible entre l'art et la pensée. Pour citer Confucius, que Pierre Ryckmans a fréquenté pendant toute une vie consacrée à la Chine au travers des plus terribles tempêtes du siècle des totalitarismes. « Mieux que connaître une chose, l'aimer. Mieux qu'aimer une chose, en tirer de la joie. » (VI, 20)

子曰
知而者不如好之者
好之者不如好樂之者

Nicolas Idier
(photo ci-contre, ©DR), lui-même sinologue et historien de l'art chinois, a consacré sa thèse de doctorat à Simon Leys (Paris-Sorbonne, sous la direction du Pr. Flora Blanchon). Il a publié plusieurs ouvrages consacrés à la Chine classique et contemporaine, dont Shanghai (ouvrage collectif, collection Bouquins, Robert Laffont) et La musique des pierres (collection L'Infini, Gallimard).

Propos recueillis par Joseph Chun Bancaud pour lepetitjournal.com/pekin

Mardi 6 janvier 2015

Pour retrouver le premier volet de notre duo d'articles sur Simon Leys, cliquer ici.

lepetitjournal.com pekin
Publié le 5 janvier 2015, mis à jour le 6 janvier 2015

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