

Qui est la dame de fer ? Pour Phyllida Lloyd, la réalisatrice de « The Iron Lady », elle est une vieille femme chancelante, le visage enseveli sous les rides. Deux billes noires émergeant sous la chair flasque nous jettent des regards déchirants de tristesse. Margaret Thatcher ère, fantomatique, dans la propriété londonienne où elle est recluse. Elle se heurte contre les meubles, est assaillie par ses hallucinations et agressée par des infirmières infantilisantes. C'est une Meryl Streep cadavérique qui a obtenu l'Oscar de la meilleure actrice, ayant révélé au grand jour les faiblesses de celle qui semblait inaccessible
L'affiche du film The Iron Lady de Phyllida Llyod
Ce n'est pas une biographie linéaire que Phyllida Lloyd a décidé de réaliser mais le c?ur de la narration est une vision de la fin ; la carapace métallique de la dame de fer se craquelle pour nous dévoiler la femme dans son état le plus brut.
Margaret Thatcher à vif
Les dix premières minutes du long-métrage construisent un portrait paradoxal de Margaret Thatcher, qui reste une personnalité forte dans l'imaginaire populaire. La vieille femme, dans un état de déliquescence avancé, tente tant bien que mal de s'acheter une brique de lait. Elle est confronté au quotidien dans tout ce qu'il a de banal et de cru. Personne ne la reconnaît, des jeunes la bousculent, les regards glissent sur elle. Elle est une personne âgée comme tant d'autres, objet de pitié pour certains, de mépris pour d'autres. En rentrant chez elle, commence le rituel du petit déjeuner. Elle est attablée avec son époux Denis Thatcher et, pour la première fois, une remarque laisse deviner ses antécédents politiques « Mais pourquoi le prix du lait a-t-il tant augmenté ? » s'interroge-t-elle.
Soudain, l'univers morbide mis en place se décompose pour chuter dans le macabre. L'assistante de Margaret Thatcher est électrique. La vieille femme aurait dû rester cloitrée dans ses appartements. Elle n'est pas jugée apte à sortir toute seule. Pire encore, son mari, avec qui elle avait engagé une conversation quelques minutes plus tôt, n'est qu'une pure hallucination. Denis Thatcher est mort.
Si l'essentiel du film met en scène Meryl Streep en train de lutter contre les démons de la vieillesse, la narration est parsemée de flashbacks, retraçant les grandes lignes de l'ascension au pouvoir et du règne de l'unique femme à jamais avoir été Premier Ministre du Royaume-Uni. Le spectateur, déstabilisé, tente d'établir une connexion entre la femme rayonnante qui tient tête aux plus puissants et la pauvre créature agonisante. Margaret Thatcher est schizophrène : un femme secouée par l'affect d'un côté, et un monstre rationnel de l'autre. Les seuls liens entre ces deux figures antithétiques sont les souvenirs.

Margaret est demandée en marriage par Denis Thatcher
Margaret Thatcher telle que nous la connaissons
Reposons la question : mais qui est la dame de fer ? Elle est Margaret Hilda Roberts de son nom de jeune fille, issue d'une famille modeste de la ville de Grantham. Malgré ses origines, elle est animée d'une élégance naturelle : une silhouette longiligne et de jolies boucles blondes qui encadrent un regard azuréen. Sa mère est couturière et la jeune fille aide son père à tenir une petite épicerie de quartier, sujette aux railleries méprisantes de la bourgeoisie de province. Mais elle est guidée par sa morale religieuse qui la pousse à travailler dur pour s'extraire de son milieu social, comme le préconise Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Ses efforts sont récompensés : elle intègre l'université d'Oxford, où elle devient présidente de l'association des étudiants conservateurs. Et tout va très vite, le film traitant de sa carrière politique de manière un peu trop lapidaire : quelques discours éloquents, des images de l'époque sur fond de musique rock et les grands traits de son existence sont jetés en pâture au spectateur.
Les hommes? La jeune Margaret victime d'un lynchage sexiste ne se laisse pas déstabiliser. Elle devient porte-parole de son parti à la Chambre des communes, puis Ministre de l'éducation en 1970, suscitant des controverses en mettant fin à la distribution gratuite du lait dans les écoles. Suite à la défaite des conservateurs en 1974, elle surprend le peuple en prenant la direction du parti. Le 3 mai 1979, date clé, Margaret Thatcher est élue Premier ministre à 44% des voix.
La « Dame de fer » mène une politique libérale révolutionnaire pour l'époque. Elle s'oppose vivement au Welfare State qui prend en charge chaque britannique « du berceau jusqu'à la tombe » et entreprend des réformes visant à la réduction des dépenses publiques. Lors de son deuxième mandat, elle se lance dans un grand programme de privatisations et réduit le pouvoir des syndicats malgré les violentes contestations populaires.
Du côté de la politique étrangère, Margaret Thatcher sort victorieuse de la guerre des Malouines, tenant tête à son entourage qui l'incite à ne pas répliquer à l'attaque de l'Argentine. Elle s'affiche ouvertement eurosceptique, demandant à ce que le Royaume-Unis ne paye pas plus que ce qu'il reçoit de l'Europe. Sa déclaration « Nous voulons simplement récupérer notre argent » est restée célèbre.
Lors de son troisième mandat, c'est sa tentative de réforme des impôts locaux qui la mènera à la fin. Mais c'est surtout sa personnalité sèche et cassante, poussant certains de ses alliés les plus fidèles à se retourner contre elle, qui sonnera le glas de sa carrière politique.

Meryl Streep, interprète Margaret Thatcher comme une personne âgée
La rationalité comme principe moteur
Lorsque Margaret Thatcher est envoyée de force chez son médecin, elle se lance dans une longue tirade, défendant la pensée rationnelle contre le sentimentalisme : « Les gens ne pensent plus, ils ressentent. L'un des plus grands problèmes de notre époque est que nous sommes gouvernés par des gens qui se soucient plus des sentiments que des idées et que des pensées. Les idées et les pensées, voilà ce qui m'intéresse. ». Ce laïus n'est pas sans rappeler les théories de Pascal, qui qualifiait l'imagination (définie ici par la sensibilité) de « folle du logis », mettant en danger le pouvoir de la raison et fragilisant l'être humain impulsif car guidé par l'affect. Plus d'un million de personnes mettent le pays à feu et à sang, les cadavres jonchent les rues de Londres, mais la dame de fer ne se laisse pas émouvoir. La seule chose qui importe pour elle, c'est de s'en tenir à ses idées. Elle ne céde pas. Non ! Jamais !
La jeune Premier ministre est aussi rigide que la vieille Margaret Thatcher est fragile. Lorsque Denis Thatcher la demande en mariage, le spectateur s'attend à un épanchement romantique. Cela serait mal connaître la dame de fer. Elle expose froidement ses conditions au prétendant enamouré, de manière presque comique : elle n'est pas de celles qui resteront au foyer.
Et pourtant? C'est à cause de la mort de cet homme même qu'elle tombera dans la folie à la fin de sa vie. Refouler sans cesse ses sentiments l'a rendue malade, incapable de faire le deuil de l'être aimé. Elle est suivie par des médecins psychologues et assaillie par des visions de son défunt mari. Il semblerait que les fantômes de l'imagination aient triomphé sur la froide rationalité.
« The Iron Lady » se conclut-il sur l'échec cuisant du principe moteur de Margaret Thatcher ? Non. La vieille femme n'est pas encore à terre, elle mène toute seule son ultime et son plus virulent combat contre les dérives de la sensibilité, refusant l'aide des médecins. Certes Denis la hante, mais elle a conscience qu'il n'est qu'une construction de son esprit. Elle est plus forte que les tours que lui joue son cerveau droit vengeur. Lors de la scène finale, Margaret Thatcher arrive à se libérer du fantôme de Denis, figure de l'irrationalité, qui avance vers la lumière de la mort. Margaret Thatcher renoue avec son identité originelle. Elle est « la dame de fer ».
Une philosophie du génie
Les biographies répondent toujours à la même question : Qu'est-ce que l'homme ? D'après Jean-Paul Sartre, « l'existence précède l'essence. ». Il n'existe pas de définition arrêtée de l'homme. Chaque action que nous entreprenons est lourde de signification car elle devient constitutive de notre être. C'est ce qu'a parfaitement compris Margaret Thatcher et c'est cette profonde conscience de la nécessité de réaliser des actions exceptionnelles qui l'a faite entrer dans l'histoire. C'est cette conscience même qui a motivé tous les grands génies.
Comment accomplir de telles actions ? Margaret Thatcher nous donne la réponse : en développant notre faculté la plus noble, la pensée. La pensée est le berceau de notre destinée. La vieille femme qu'elle est devenue rejoint finalement la figure politique rayonnante en un point : elle n'a pas oublié l'essentiel : « Gare à vos pensées, car elles deviennent des mots. Gare à vos mots car ils deviennent des actions. Gare à vos actions, car elles deviennent des habitudes. Gare à vos habitudes, car ils deviennent votre personnalité. Gare à votre personnalité, car elle devient votre destinée. ».
Clara Leonard (www.lepetitjournal.com/hongkong.html) vendredi 16 mars 2012







