

Servi en soupe, l'aileron de requin est en Chine un mets raffiné qui agrémente les plus beaux banquets. Avec l'augmentation du niveau de vie, le plat, hier réservé aux tablées impériales, s'est démocratisé, même s'il reste un plaisir luxueux, servi seulement dans les grandes occasions, comme les repas de mariage. Mais l'offensive toujours plus efficace des groupes de protection de l'environnement et le dernier coup porté par les autorités chinoises ont nettement remis en cause cette tradition millénaire. En un an seulement, l'exportation d'ailerons de requins de Hong Kong vers la Chine a baissé de 90 %, selon la WWF locale !

Rajeunissement, stimulation de la mémoire ou encore vigueur sexuelle etc… les bienfaits de l'aileron de requin selon la médecine traditionnelle chinoise sont plus séduisants que ses vertus gustatives, nulles, n'eussent été les autres ingrédients de la soupe qui l'accompagnent. Ils expliquent en partie le succès d'un plat rare, et donc cher, qui sera combattu par les communistes comme exemple de décadence. Dans le monde, 95% des ailerons sont consommés en Chine, à Taïwan et à Hong Kong !
George Wong, président du groupe Parkview, le confesse, il a lui aussi goûté et aimé ce mets atypique quand il était petit. Mais aujourd'hui, il s'est fait le chantre de la lutte contre la chasse aux squales. Car chaque année, pour fournir les menus des restaurants en ailerons de requins, ce sont plus de 70 000 000 requins qui sont tués par l'homme, soit environ 8000 par heure. "Tout le monde parle aujourd'hui du rêve chinois, mais moi, je veux parler plutôt de mon cauchemar chinois", explique-t-il. C'est pourquoi il s'est associé avec le musée océanographique de Monaco pour proposer une exposition qui, après une première étape à Monte-Carlo, passera ensuite dans le complexe Parkview Green Fangcaodi de Pékin, à l'automne prochain.

Protéger les requins, une nécessité scientifique
"Nous devons défendre les requins", rappelait le célèbre scientifique Jacques-Yves Cousteau dans son livre Requins, innocents sauvages, consigné avec Yves Paccalet en 1997. Pas seulement pour leur valeur symbolique de terreurs des océans, immortalisée dans le film Les dents de la mer, de Steven Spielberg, mais parce qu'ils jouent un rôle important dans le maintien de l'équilibre des écosystèmes marins, "dont les squales forment un chaînon nécessaire et dont au bout du compte, nous dépendons". En effet au sommet de la chaîne alimentaire, le requin régule les populations pélagiques et côtières.
Or les caractéristiques des requins les rendent particulièrement vulnérables à l'exploitation. Vivant longtemps (de 30 à 100 ans selon les espèces), ils atteignent la maturité sexuelle à un âge tardif, et la femelle ne produit que peu de jeunes par portée, après 2 ans de gestation pour les cas les plus extrêmes. Les populations de requins n'augmentent du coup que très lentement, et tout coup de canif démographique met du temps à cicatriser.

Capture d'écran du communiqué de presse, peinture de Liu Zining
Dégoût et admiration
Pour Robert Calcagno, directeur du musée monégasque, ce genre d'explications scientifiques n'est pas suffisant pour sensibiliser une population, et c'est pourquoi il se réjouit, avec cette exposition, de voir "la science et l'art travailler ensemble au progrès de l'humanité". Si la science s'adresse à la raison, l'art s'adresse lui, au coeur, et cette dernière est parfois plus efficace pour changer les mentalités, grâce aux émotions que les oeuvres sauront délivrer. "Il y a presque un peu de dégoût, avec des créations, des films qui montrent le massacre du shark finning, c'est-à-dire le découpage de l'aileron sur les requins vivants, et le rejet en mer de l'animal sanguinolent, qui ne peut plus vivre. Mais il y a aussi de l'admiration, en montrant la beauté des océans, car on ne protège que ce que l'on aime."
Le but est bien sûr de faire de chaque visiteur un ambassadeur, de montrer qu'il y a "un lien direct entre tout un chacun et ce genre de grande cause internationale", explique George Wong. "Qui pour me sauver ? Personne. Il faut se sauver soi-même!". Mais pour cela, il faut que le gourmet qui voit le plat arriver sur sa table comprenne le contexte de ce plat. "C'est une question d'éducation" rajoute-il.
Yao Ming et Xi Jinping
Cette sensibilisation ne passe pas seulement par les expositions. Depuis 2006, WildAid China, association de lutte pour la sauvegarde des espèces en danger, a fait du requin son cheval de bataille. Et elle a su trouver un soutien de taille avec le basketteur chinois Yao Ming. Premier de son pays à intégrer la prestigieuse ligue américaine NBA, cette superstar est immensément populaire en Chine, particulièrement auprès des jeunes, cible privilégiée. Et ça marche ! Selon May Mei, représentante en chef de WildAid China, une enquête diligentée en 2010 auprès de la population chinoise révélait que 80% des personnes interrogées avaient entendu parler de la campagne avec Yao Ming, et parmi elles, 73% ne voulaient plus manger d'ailerons de requins.
Spot de campagne de WildAid avec Yao Ming, en chinois (vidéo Youku) / Cliquer ici pour voir la version en anglais sur youtube
Encore mieux, depuis le 8 décembre 2013, les autorités chinoises ont banni la soupe d'ailerons de requins des réceptions officielles, aux côtés des nids d'hirondelles et de tout produit issu d'animaux sauvages. Même si cette mesure est surtout motivée par une question de réduction des coûts, dans le cadre de la campagne de lutte anti-corruption du président chinois Xi Jinping, elle réjouit Robert Calcagno. "Quand la science, l'art mais aussi la finance vont dans le même sens, on peut se montrer optimiste. J'étais en Chine il y a 25 ans, qui aurait pu imaginer ce géant économique aujourd'hui ? De même, je pense que la Chine sera leader dans la protection de l'environnement d'ici 15, 20 ans, et l'Ouest apprendra d'elle. J'ai eu la chance avec le musée d'avoir des contacts de très haut niveau depuis 2006, et on sent une grande sensibilisation, et une efficacité quand il y a des enjeux de taille. Donc ils sont non seulement convaincus, mais ils ont la capacité d'agir. Je pense que certains de nos leaders sont aussi convaincus, mais l'action est difficile".

Premiers résultats
Les répercussions de l'ensemble de ces actions n'ont d'ailleurs pas tardé, puisque le 8 avril, un rapport de la WWF à Hong Kong annonçait une baisse de 90% des exportations d'ailerons de requins depuis Hong Kong vers la Chine entre 2012 et 2013. Le pays, autrefois N°1 des exportations de l'ex colonie anglaise, est passé au quatrième rang d'un classement dominé maintenant par le Vietnam. Toujours selon la WWF HK, les importations d'ailerons de requins à Hong Kong ont elles-mêmes baissé de 35% en un an.
De quoi donner un peu plus corps à la conclusion de Robert Calcagno, selon qui "la protection des animaux en Europe se fait beaucoup par le biais du développement durable : il faut laisser la planète en bon état pour les générations futures. C'est très important, mais je pense qu'ici, les bouddhistes sont plus prêts à prendre un message plus important : que l'homme vive en équilibre avec la nature hic et nunc, maintenant et ici, pas seulement pour les générations futures."
Joseph Chun Bancaud (lepetitjournal.com/pekin) Mercredi 23 avril 2014







