Les hedge funds ont défrayé la chronique lors de la crise des subprimes en 2008. Le Petit Journal s’est intéressé à cet univers perçu comme opaque du grand public. Mise au point sur ces fonds pas comme les autres avec une experte française vivant à New York.
Marianne Scordel a débuté sa carrière à Londres, et a travaillé en banque spécialisée sur les hedge funds. Aujourd’hui, basée à New-York, elle fait désormais le pont entre l’Europe et les Etats-Unis en sa qualité d’experte sur ces fonds alternatifs. Elle partage avec le Petit Journal son analyse d’experte sur l’histoire et les enjeux de cette industrie parfois obscure.
Lepetitjournal.com NewYork : Vous avez débuté votre carrière en Angleterre après de brillantes études à Oxford. Vous avez été élue pendant 3 années consécutives comme une des 40 personnalités de moins de 40 ans les plus influentes dans le domaine de la gestion des hedge funds. Au fil des années, vous avez développé une expertise sur la régulation des hedge funds entre la France / Europe et les USA et avez créé votre cabinet Bougeville Consulting. Pourriez-vous nous expliquer ce qui vous a amené à travailler en Finance ?
Marianne Scordel : Bonne question ! En fait, je suis tombée dans la finance un peu par hasard. Je ne me prédestinais pas forcément à cela. Au départ, j’étais intéressée par les services publics et les relations internationales. Après ma préparation ENA, l’université d’Oxford m’a donnée l’opportunité d’écrire ma thèse sur le Moyen Orient. À la fin de mes études, en Angleterre, le secteur de la finance recrutait beaucoup de profils venant d’horizons divers, notamment de personnes capables de communiquer avec leurs clients en différentes langues et sensibles aux différences culturelles. Les profils étaient moins matheux qu’aujourd’hui. Le milieu de la City avait une dimension internationale qui m’a beaucoup attirée. De plus, j’aimais bien l’idée de découvrir une industrie complexe. J’aime bien comprendre comment les choses fonctionnent. Ces deux facteurs réunis expliquent comment j’ai commencé en finance.
Pourriez-vous expliquer simplement, si c’est possible, ce qu’est un hedge fund ?
C’est une bonne question puisque même les régulateurs ont du mal à les définir. Même la directive européenne AIFMD (Alternative Investment Fund Managers Directive) les définit par la négative : c’est-à-dire tout ce que n’est pas un hedge fund. Cette définition par défaut peut donc laisser un vaste champ de possibles. En pratique, ces fonds suivent différentes stratégies. Au départ, ces fonds étaient organisés au sein de petites structures beaucoup plus indépendantes que des banques traditionnelles établies. Aujourd’hui, des mastodontes se sont aussi formés dans cette industrie. Leurs techniques d’investissement étaient très différentes des stratégies traditionnellement employées par les managers plus conventionnels. C’est pourquoi on a dénommé ces fonds comme étant « alternatifs ». Au début, ils ont commencé avec des stratégies de couverture Long / Short. En anglais "to hedge" veut dire "se couvrir". Cette stratégie est fréquente pour se positionner afin de profiter dans les deux sens, quel que soit le mouvement du marché, à la hausse ou à la baisse. Très vite, les stratégies d’investissement se sont diversifiées.
Pourquoi les hedges funds ont-ils eu mauvaise presse lors de la crise des subprimes ?
Il y a plusieurs raisons qui expliquent la perception du grand public. Tout d’abord, certains hedge funds ont « shorté » certaines actions. Ces fonds, en anticipant et pariant sur la baisse d’une valeur envoient un message négatif, qui, à son tour, peut influencer les marchés à la baisse. Cela a parfois un effet boule de neige en entraînant d’autres investisseurs à suivre le mouvement. Certaines personnes pensent même que parfois, c’est juste la communication de cette anticipation à la baisse qui conduit à la baisse du titre. Le public a pu penser aussi qu’il était immoral de vouloir ainsi profiter de nouvelles négatives.
La finance de marché, est-elle amorale selon vous ?
Il y a une dimension amorale très forte. Mais rien n’empêche d’injecter une dimension morale dans son travail. Tout le monde ne le fait pas. La morale de toute façon est toujours un choix pris en toute liberté. Dans le monde de la finance, ces choix se voient encore plus, leur impact peut être fort. Ce qui est important, c’est de se poser les bonnes questions.
Je donne bientôt une conférence sur la finance avec une perspective liée à la religion. Cette année, c’est le catholicisme et chaque année nous voulons faire intervenir des personnes s’exprimant au sujet de religions différentes. Il y a beaucoup de gens qui veulent bien agir. Ce qui est intéressant, c’est aider ces personnes qui se posent ces questions. Cette conférence vise à penser ensemble, et montrer à chacun qu’il y a d’autres personnes avec les mêmes problématiques morales. Beaucoup de penseurs ont déjà écrit sur ce sujet, mais n'ont pas été beaucoup relayés médiatiquement.
Ces problématiques sont actuelles, et les leaders religieux s’expriment de plus en plus sur des sujets liés à la finance. Par exemple, le Pape s’est exprimé sur les produits financiers CDS (Credit Default Swap). Il y a même un régulateur américain qui a répondu à l’opinion du Pape. Ce débat serait beaucoup moins probable en France même si les autorités civiles se posent aussi ces questions de morale, dans un cadre plus séculaire.
Quelle est la différence entre les hedge funds en France versus aux USA ?
En absolu il y a plus de hedge funds aux Etats-Unis qu’en France évidemment. Il y a une plus longue tradition aux Etats-Unis qu’en France. Souvent quand les gens pensent à des hedge funds, ils ont en tête leur activisme. L’activisme, c’est quand un hedge fund va acheter des participations dans une compagnie , en devenant actionnaire, et va essayer d’influencer la stratégie de cette compagnie. En termes de comportement, beaucoup de hedge funds américains sont souvent caractérisés par leur « activisme » lors des conseils d’actionnaires. Ils essaient alors d’influencer les décisions des entreprises. En tant qu’actionnaires, ils essaient d’influencer les conseils d'administration. Ces fonds sont plus agressifs dans leur campagne d’influence qu’en Europe. En Europe, cette approche un peu trop « interventionniste » pourrait être contre-productive. Certains fonds qui veulent prendre des positions en Europe peuvent choisir de se positionner en tant que conseiller et suggérer des stratégies plutôt que de vouloir les imposer par la force.
Y-a-t-il une différence au niveau de la prise de risque entre des institutions en Europe versus anglo-saxonne ? Si oui, à quoi cela est-il dû selon vous ?
Il y a une tradition de l’entreprenariat plus ancrée aux Etats-Unis qu’en Europe et cette tradition est encore très vivante aux Etats-Unis. Il y a parfois moins à perdre à tenter une activité d’entrepreneur ici qu’en France, et peut-être plus à gagner aussi, ce qui est lié en partie au fait que la condition du salariat n’est pas la même dans les deux pays. Quand on a moins à perdre, finalement, il faut y aller. Il y a du pour et du contre dans les deux modèles (européen versus américain).
Quel est le profil des directeurs de hedge funds ? Y-a-t-il des traits communs en termes de personnalité, caractère, attitude ?
On dit souvent qu’il y a peu de diversité de profils. C’est vrai. Ça peut aussi changer. Il y a des femmes qui sont très compétentes dans les hedge funds. Il y a des personnalités différentes aussi. Selon moi, on ajoute de la valeur en se différenciant.
Est-ce que le secteur des hedge funds est devenu saturé ?
Oui. Avant la banque était la voie royale. Aujourd’hui c’est passé. Les gens qui aiment le goût du risque allaient en banque. Puis avec, entre autre, la réglementation des régulateurs en hausse, les initiatives individuelles s’inscrivaient dans des structures de moins en moins souples. C’est beaucoup plus difficile de prendre des initiatives maintenant dans la banque. C’est pourquoi, beaucoup de financiers ont quitté leurs banques et créer leurs propres fonds avec des stratégies alternatives. Depuis c’est devenu la tendance de créer son hedge fond, et, à son tour ce secteur s’est beaucoup institutionnalisé depuis la crise, conduisant à une saturation possible.
Faut-il être un requin pour percer dans la finance ? ou est-ce juste un mythe ?
C’est un monde cruel, il n’y a pas de cadeaux. Mais le monde des bisounours n’existe pas non plus. Parfois, c’est une question de confiance en soi. À noter que la confiance en soi est souvent décorrélée de la compétence des gens. Il y a des gens très mauvais qui ont une grande confiance en soi et des gens talentueux qui doutent beaucoup. En fait, les gens les plus intelligents que je connais n’ont pas du tout confiance en eux. Ce qui peut être paralysant dans l’action, car on peut faire du sur place à force de douter.
Est-ce que la finance responsable ou encore finance durable prend de l’importance quand vous interagissez avec des gérants de fonds ?
J’ai quelques clients qui suivent des stratégies d’investissement, qui prennent en compte l’impact sur l’environnement comme facteur. Ils communiquent, afin de démontrer qu’à long terme, ces stratégies éco-responsables, sont également rémunératrices financièrement. Toute la problématique réside dans l’arbitrage entre un rendement à court terme et un rendement à long terme. Et puis il y a parfois une différence entre discours et réalité. Dans la réalité, on voit des investisseurs qui ne raisonnent qu’à court terme, car ils sont sous pression de la part de leurs clients qui paniquent, dès que les résultats du trimestre sont en baisse. D’autres investisseurs comme les universités ont une perspective très long terme et donc permette des rendements moins immédiats.
La finance est-elle un vecteur de changement ?
Cela peut être très constructif mais aussi très destructif. C’est une question de choix. Je connais beaucoup de personnes qui ont quitté la finance pour des raisons morales. Ce qui serait bien, c’est que les gens en finance, qui ont envie de changement y restent et soient vecteurs de ce changement. La presse a, malheureusement parfois tendance, à pointer du doigt les éléments négatifs. À chaque niveau, on peut avoir un impact positif.
Existe-t-il des initiatives pour changer les visions à court terme ?
Il y a beaucoup d'initiatives au niveau local et des pays. Il y a un Institut international qui s’appelle le CFA Institute. J’ai fait du bénévolat et travaillé sur les problématiques éthiques et finance au sein de cette organisation. Ils font notamment des recherches sur la régulation financière en prenant beaucoup de dimensions en compte.
Puisqu’on parle de faire changer les choses, pourriez-vous nous parler de vos activités de bénévole ?
À l’heure actuelle, je suis impliquée dans deux associations caritatives. La première, le London Music Fund est basée à Londres et existe depuis 2011. Elle a été créée par l’ancien maire de Londres, Boris Johnson. Elle octroie des bourses à des enfants issus de milieux défavorisés. En Angleterre, il n’y a pas de cours de musique gratuits en milieu scolaire public. Grâce à cette organisation, des jeunes s’ouvrent à un milieu différent. Cela peut vraiment changer des vies pour des jeunes qui pourraient facilement se faire happer par la mécanique des gangs, par exemple. C’est extraordinaire, car cela leur ouvre des portes auxquelles ils n'auraient pas eu accès autrement.
Je suis également membre du conseil d’administration au sein de la Bogliasco Foundation. C'est une association caritative basée à New York qui permet à différents types d’artistes (musiciens, peintres, cinéastes etc.) d’aller travailler sur des projets artistiques dans une résidence en Italie.