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IRIS AUDA analyse un système d’écriture des langues locales d’Afrique australe

Écrire pour Lepetitjournal.com de Johannesburg et Cape Town, c’est s'immerger au cœur d’histoires humaines aussi riches que passionnantes. Parmi les personnalités inspirantes rencontrées ici, nous avons eu le privilège d’échanger avec Iris AUDA, enseignante et chercheuse française installée en Afrique du Sud depuis quinze ans. Son récit, entre défis et découvertes, nous éclaire sur une vie d’expatriation aussi intense que gratifiante.

Iris Auda en Afrique du SudIris Auda en Afrique du Sud
Écrit par Philippe Petit
Publié le 14 août 2025, mis à jour le 29 août 2025

Iris AUDA, quinze ans en Afrique du Sud

 

Iris AUDA nous a présenté son parcours, les raisons qui l’ont poussée à venir s'installer en Afrique du Sud, et ce qui lui donne aujourd'hui l’envie d’y rester encore pour poursuivre ce très long séjour.

La multiplicité des langues utilisées en Afrique du Sud, dont les 12 langues officielles reconnues par la Constitution, lui a donné la curiosité de les étudier plus en profondeur.

Elle s’est lancée dans la rédaction d’une thèse ayant pour objet d'évaluer les bénéfices d'un système d’écriture pour la lecture et l'écriture des langues siNtu (langues d'Afrique du Sud)  sans utiliser l’alphabet latin. 

 

Lepetitjournal.com : Iris, pouvez-vous vous présenter, pour les lecteurs de "Lepetitjournal.com" ?

Iris AUDA : Je suis originaire du Sud de la France, j’ai habité Paris et Londres, et je suis actuellement professeure de langue française, enseignante en FLE (Français Langue Étrangère) à la Tshwane University of Technology, depuis plus de neuf ans. Je fais des traductions et de l'interprétariat, et je suis également conceptrice pédagogique. Pour cette activité, j'évalue des besoins de formation et je les adresse dans un parcours pédagogique adapté.

J'ai préparé le CAPES en littérature française et linguistique. Puis, j'ai poursuivi une formation en FLE (Français Langue Etrangère) à l’Université Diderot à Paris. J'y ai découvert que les ressorts de la grammaire française, présentés de manière simple en FLE, sont essentiels et que cela pourrait être utilisé de façon pertinente pour l'apprentissage du français langue maternelle.

J’aurais pu logiquement continuer par un doctorat, après la maîtrise, mais j’avais vraiment envie de partir.

Je me voyais bien enseigner le français en plein cœur de l’Amazonie, et me rendre à l’école en pirogue. Au lieu de cela, j’ai d’abord enchaîné les CDD, en tant que professeure de FLE à Paris.

Mais je cherchais avant tout à partir à l’autre bout du monde.

 

LPJ : Vous avez donc quitté la France à l’époque, en 2010, mais pour aller où ?

IA : Ces expériences vécues à Paris ne me convenaient pas totalement. En échangeant avec les condisciples de l’Université, j’ai pensé que j’avais peu de chance d’être sélectionnée pour le Brésil, une destination très demandée. J’ai donc abandonné pour un temps mon rêve de pirogues et d'Amazonie.

J'ai alors découvert que l’Afrique du Sud pourrait me convenir car ce pays rassemblait les critères que j’avais définis: c’était un pays proposant des postes d’enseignant en FLE, une nation multiculturelle, une jeune démocratie,  avec cette incroyable biodiversité et les paysages variés qu’on peut y trouver.

 

 

Iris Auda en Afrique du Sud

 

Je suis arrivée en 2010 en Afrique du Sud. J’ai d’abord été stagiaire à l’Alliance Française de Johannesburg, puis professeure de français à l’école Redhill pendant cinq ans.

 

LPJ : Vous avez atterri à Johannesburg, et non pas au fin fond de l'Amazonie. Pas de regrets ?

IA : Non, aucun dépit, aucun regret. Je suis tombée immédiatement amoureuse de l’Afrique du Sud. La chaleur en février, la légèreté de l’air, la lumière semblable à celle du Sud de la France m’ont conquise dès ma descente de l’avion… Je me sentais chez moi.

Et ce sentiment se renouvelle chaque jour.

Avec le temps, j’ai pu découvrir ce pays en profondeur. J’ai beaucoup randonné dans de nombreux endroits, j’ai rencontré une grande quantité de gens très intéressants, j’ai été accueillie à bras ouverts partout.

J’ai même eu le privilège d’être invitée à des cérémonies au fin fond du Kwazulu Natal, de participer par exemple à des rites de passage dans d'autres cultures et endroits du pays, et aussi à la prise de fonctions d’une « Sangoma » (guérisseuse traditionnelle).

 

LPJ : Donc, l’expérience était totalement positive ?

IA : Positive, oui, car assez vite le poste d’enseignante dans l’école Redhill m’a beaucoup apporté.  Il y a eu une sorte d'attraction réciproque entre leur exigence d'excellence et ma propre énergie. J’ai beaucoup apprécié mon passage de cinq ans dans cette école passionnante, tant pour les élèves que pour les professeurs.

 

Ecole Redhill à Johannesburg

                                                                                          Photo: Redhill School

L’objectif de cette école brillante est de « préparer les élèves à devenir des leaders en stimulant leur créativité, leur esprit critique et leur capacité à résoudre des problèmes. » Leur approche pédagogique ainsi proclamée est une réalité concrète alliant dynamisme et innovation. Cette école m’a vraiment impressionnée par la qualité de son enseignement et son approche valorisante pour les élèves. C'était une période très stimulante pour ma créativité pédagogique, avec des élèves ayant vraiment soif d'apprendre .

 

LPJ : Cela vous a donné l’envie de prolonger le séjour en Afrique du Sud ?

IA : Cette expérience a conforté mon souhait de rester en Afrique du Sud. Ce souhait a été exaucé après une période occupée à divers emplois temporaires, en free-lance, lorsque j’ai finalement trouvé le poste d’enseignante de français que j’occupe toujours à l’Université de Technologie de Tshwané. (TUT)

Ce n’est pas l’Université la plus renommée du pays, mais elle a la particularité de regrouper des étudiants venus de tous les coins du pays. Ce qui m’a amenée à m’intéresser à leurs langues d’origine. On en a listé plus de 35 !

Et pour la plupart de ces étudiants, la langue d’enseignement n’est pas entièrement maîtrisée. Ils jonglent en permanence entre leur langue d’origine, le langage courant utilisé dans la région, les langues d’enseignement, les langues officielles… Et parfois deux langues à la maison quand leurs parents sont d’origine différente.

 

LPJ : Mais alors, pourquoi viennent-ils apprendre le français ? Cela n'ajoute-t-il pas de la complexité ?

IA : Je ne peux pas vraiment donner une réponse simple et unique à cette question. Pourtant cela correspond à une vraie demande. Il y a 70 inscrits à ces cours de français en première année.

Apprendre le français peut être utile par exemple dans les métiers du tourisme, pour l’accueil de visiteurs francophones. En Afrique du Sud, la langue française a encore un vrai prestige. C'est également une ouverture culturelle de prendre des cours d'une langue non locale. 

Il existe d'ailleurs des bourses d'études pour la France et des postes d'assistant de langue anglaise en France qui nécessitent le DELF B1 ( Niveau de langue française pour les étrangers). Une de nos étudiantes est par exemple devenue professeur de français à l'Université. Le français permet une certaine élévation sociale, même si cela se perd un peu actuellement. Des carrières d'enseignants sont nées à partir de l'apprentissage de notre langue.

 

LPJ : Votre formation de linguiste vous a-t'elle poussée à apprendre une ou plusieurs langues locales ?

IA : Je suis même allée plus loin, en co-écrivant un manuel d’apprentissage de la langue isiZulu pour débutants !

 

Manuel Kankane Kankane

 

Je m’intéresse aux langues, en général, et par tous les moyens : la poésie, les chansons, les films, tout ce qui peut faire rêver d’une langue. Et surtout en rencontrant les gens, là où ils sont. Je voulais apprendre l'isiZulu, mais je n’ai pas trouvé une méthode satisfaisante pour l’apprendre. Avec une linguiste, MaGamedze, nous avons consulté tout ce qui existait, sans trouver une méthode qui nous convienne. Nous avons donc conçu et réalisé ce manuel pour faciliter cet apprentissage.

Mais il reste un problème qui n’est pas traité : comment écrire ces langues autrement qu'avec l’alphabet latin n’est pas adapté pour reproduire exactement les mots et les sons des langues "agglutinantes".

 

Pour moi, les langues traditionnelles d’Afrique australe sont en danger de disparition. 

 

LPJ : Pourquoi estimez-vous qu’elles seraient en voie de disparition ?

IA : Ces langues sont parlées dans les zones rurales. La migration des populations vers les villes fait que l'anglais est privilégié, dans les familles, dans les écoles et pour les besoins professionnels.

Mais 81 % des enfants de 10 ans ne comprennent pas ce qu’ils lisent, quelle que soit la langue dans laquelle le texte est écrit. Et pourtant ils peuvent en parler plusieurs.

Le code de lecture d’une lettre écrite en alphabet latin - celui qui a été introduit par les missionnaires venus d’Europe - est différent d’une langue à l’autre. Par exemple, le son de lettre X n’est pas le même en isiZulu, en Tshivanda, en Xitsonga, etc… A l'inverse, un son identique peut s'écrire différemment dans les langues officielles du pays.

C'est un casse-tête, et le coeur de ma recherche est de savoir s'il existe un lien entre le nombre de codes orthographiques et le faible niveau de littératie ( Aptitude à lire, à comprendre et à utiliser l'information écrite dans la vie quotidienne).

Écrire les langues utilisées en Afrique du Sud, qui sont des langues « agglutinantes », en utilisant une orthographe venue d’ailleurs rend la lecture très compliquée. Les mots ont une telle longueur, avec la racine, les préfixes et les éléments qui s’y rattachent, qu’il est très difficile de les lire et de les comprendre. Certains mots s’écrivent avec une grande quantité de consonnes pour une seule voyelle.

L’alphabet latin n’est donc pas efficace pour transcrire ces langues à l’écrit. Par exemple si je veux écrire en isiZulu avec cet alphabet que je suis venue vous expliquer l’écriture des langues d’Afrique du Sud et d’Afrique australe, cela donnerait ceci :

« Sanibonani, igama lami ngingu-Iris Auda, ngize lapha ukunichazela ngohlelo lokubhala lwezilimi zaseNingizimu Afrika nezase-Afrika eseningizimu »

Ce qui n’est pas simple à lire !

 

LPJ : A-t-on trouvé une solution alternative pour l’écriture de ces langues ?

IA : Oui, c’est un système d’écriture, un syllabaire dont le graphisme est inspiré par les traditions du Kwa Zulu Natal, notamment par les dessins des perles des colliers des femmes et par l’art mural des femmes Ndebele ou celles du Lesotho.

Il a été conçu par un groupe de linguistes et de designers, entre 2010 et 2015.

 

Quelques syllabes avec "a"

Extrait du syllabaire isiBeqe. Quelques syllabes avec le son "a"

Ce système d’écriture s’appelle : isiBheqe soHlamvu ou Ditema tsa Dinoko.

L'objet de la thèse que je suis en train d’écrire est d'évaluer les bénéfices que pourrait apporter ce système d'écriture.

Je présente des outils d'apprentissage actuellement disponibles dans une  vidéo : isiBheqe soHlamvu

 

Les mots s’écrivent à partir de voyelles représentées par des triangles basiques, ayant des orientations différentes, complétés par des signes annexes qui donnent le son final et qui sont articulés pour former les mots.

Voici la translittération de deux prénoms d'ici avec cet alphabet

                

Katlêgô

Katlêgô

 

 

Sabelo

 Sabelo

 

Ce système d’écriture basé sur le son, conçu pour les langues d'Afrique australe, permet ainsi d’écrire les multiples langues locales - et d'ailleurs virtuellement toutes les langues du monde, avec plus ou moins de bonheur- sans passer par l’alphabet latin.

Les fameux « clics » des langues Nguni sont représentés avec précision, ce que ne peut pas faire notre alphabet.

Il existe aujourd’hui, à, travers le monde, des initiatives individuelles ou collectives comme les « Script Keepers », qui promeuvent, réhabilitent et assistent les communautés qui ont des systèmes d'écriture et ils les font connaître.

En plus de ma thèse en cours d’écriture, je fais actuellement la translittération - le changement d'un script à un autre - du  « Petit Prince » dans les quatre langues siNtu ( isiZulu, siPhuthi, SetSwana et IsiXhosa) en isiBheqe.

Dans chacune de ces quatre langues, le titre de cet ouvrage s’écrit ainsi :

Le Petit Prince en isiBeqe

Lpj : Alors, peut-on écrire « Lepetitjournal » avec ce système d’écriture ?

IA: voici comment serait traduit et écrit « Lepetitjournal » en isiZulu avec le système Ditema : 

Lepetitjournal en isiBeqe

 

Propos recueillis par Philippe PETIT - Photos et illustrations: Iris Auda

 

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