L’enclave d’Alserkal est aujourd’hui le cœur battant de la Dubaï de l’art contemporain. Pour autant ce n’est pas un cercle intimidant et élitiste, les galeristes qui y sont installés ont souvent grandi avec le quartier, il n’y a pas si longtemps encore simple friche industrielle. Ils sont passionnés et ouverts à la curiosité des passants. Parmi ceux-ci Kourosh Nouri qui y officie à la tête de Carbon 12 depuis quatorze ans est une figure, une institution : un galeriste polyglotte, charmant, enthousiaste et un collectionneur guidé dans tous ses choix par l’amour, le grand, le vrai : l’amour de l’art.
Lepetitjournal.com/dubai : Kourosh, vous dirigez une des premières galeries contemporaines installées à Dubaï il y a presque 15 ans, qui êtes-vous ?
Kourosh Nouri : Eh bien tout dépend en quelle langue vous allez me le demander : j’en parle cinq couramment, et avec les années j’ai compris que cela allait aussi avec cinq personnalités différentes (rires) ! Plus sérieusement, j’ai grandi en France de mes 13 à mes 23 ans environ, ce sont tout de même les années fondatrices, le gros de mon éducation, de mon adolescence, qui sont françaises. Et j’ai pour la France un amour filial, charnel. Alors bien sûr avec les années passées loin d’elle, cet amour devient plus compliqué, on a un regard plus dur, plus critique. Mais on prend aussi le meilleur, une liberté folle vis-à-vis de « la » culture française classique, on devient capable de garder uniquement ce que l’on aime et de laisser ce qui ne nous convient pas, ou plus.
Votre histoire avec Dubaï commence quand ?
C’est aussi une histoire d’amour ! Une histoire d’amour dans tous les sens du terme. Avec ma partenaire nous avions cette envie de fonder notre propre galerie, nous avions une vie très Européenne à l’époque, nous vivions en Autriche, mais nous n’avions pas envie de rajouter une galerie de plus au panorama Européen déjà relativement saturé. Nous avions déjà une vision très précise de la programmation que nous voulions mettre en place : rassembler des quatre coins du monde des artistes émergents comme de grands noms établis, ne pas rentrer dans des cases, ni là où on m’attendait.
C’est-à-dire ?
Eh bien je suis Iranien d’origine, donc forcément il fallait que je fasse « de l’art iranien » ou du Moyen Orient… Mais j’avais envie d’autre chose. On est arrivés avec une sélection géniale, des artistes qu’on adorait, appréciés internationalement. C’est vraiment une sélection qui me faisait plaisir, on a fait ça vraiment par et pour l’amour - encore ! (rires) - de l’art. Je ne voulais pas sélectionner les artistes selon une étiquette géographique ou de nationalité : pour moi cela n’a pas de sens, c’est artificiel.
Comment se passent vos débuts ? Vous arrivez tôt, chronologiquement parlant, sur la scène de l’art contemporain des Émirats, vous êtes un des premiers ?
C’est archi dur (rires) ! Je ne connaissais personne, mais vraiment personne ! On arrive avec nos affaires, trois valises, même pas un container. Je connaissais juste un peu la ville car mon père y avait un appartement, que je reprends. Nous avions deux ou trois points de chute, mais professionnellement c’est le néant : aucun contact, aucun réseau, je ne connais pas le marché, rien. Il faut savoir que je ne viens pas du monde des galeristes… Moi j’étais collectionneur, par manie depuis l’enfance et sérieusement depuis le milieu des années 90, je collectionnais l’art iranien émergent. Je baignais dedans, des expositions, des musées deux ou trois fois par semaine... Mais je n’étais pas marchand.
Comment vous êtes-vous formé au métier, qu’est-ce qui vous pousse de l’autre côté du miroir?
Alors… vaste sujet (rires). Donc j’ai commencé par deux années d’études absolument lamentables en médecine - vous pouvez laisser « lamentable » (rires). Et puis j’ai bifurqué, cherché ma voie… un BA orienté Business et Marketing, fait à Vienne en Autriche mais dans une université Américaine, un MBA, et j’ai beaucoup voyagé, appris les langues… Début des années 2000 je commence à comprendre que l’art c’est vraiment un grand amour, je commence à m’y connaître (même si on n’a jamais fini) et je fais du conseil. Je conseille les gens autour de moi qui souhaitent commencer ou développer leur propre collection.
Finalement vous êtes un autodidacte ?
En art ? Absolument ! J’ai tout appris sur le tas. Mon éducation académique aussi variée qu’elle soit, n’a jamais été dans le domaine de l’art. Tout ce que je sais du monde de l’art est la cristallisation de ce que j’ai vécu, de mes expériences, de ma vie. Mon approche en art est le résultat de multiples combinaisons, stratifications de qui je suis tout simplement : un homme curieux, polyglotte, ouvert au monde.
C’est aussi ce qui rend Carbon 12 unique ?
Oui, selon moi la clé de notre succès c’est une programmation hors des sentiers battus, très réfléchie, très personnelle, très sincère. Aujourd’hui nous existons depuis près de 14 ans à Dubaï, et le chemin parcouru est comparable à ce qu’une galerie Européenne peut accomplir en une ou deux génération. Comme souvent ici tout va plus vite, mais tout n’est pas plus facile pour autant, bien au contraire. Nous avons gagné le respect de nos pairs, nous sommes ultra professionnels, sérieux, et nous avons toujours un angle particulier, un « edge ». Mais attention ce n’est pas une astuce marketing : c’est notre nature. On en revient à ce qui a fait mon éducation artistique : c’est ma nature, mon œuil, ma vie. Carbon 12 c’est nous, notre ADN : une programmation pointue, un regard qui nous est propre, on nous reconnaît au premier coup d’œuil, autant par notre style vestimentaire, que par nos artistes et nos expositions.
Comment se passent les premières années?
Nous avions donc décidé de défendre notre « château » coûte que coûte, et jusqu'à notre dernier souffle (rires) c’est très romantique non (rires) ?! Mais cela a porté ses fruits, et si nos débuts ont été très difficiles, nous avons aussi beaucoup appris de nos erreurs. C’est facile, nous les avons toutes faites : faire confiance aux mauvaises personnes, choisir le mauvais endroit, le mauvais lancement… nous sommes passés par chaque case de ce parcours du combattant, et même si certaines étaient vraiment catastrophiques, nous avons tenu bon !
Qui est votre public aujourd’hui ?
Alors n’oubliez pas que nous avons commencé avec zéro collectionneurs, donc quand nous en avons eu deux c’était déjà du 200% de croissance (rires) et nous étions ravis ! Plus sérieusement notre croissance s’est fait de façon organique, avec des collectionneurs internationaux. On s’adresse vraiment à des gens qui veulent collectionner. Nous avons des dessins, des pièces à 500 $, mais si vous cherchez aussi des pièces très importantes de qualité muséale qui atteignent des chiffres exponentiels, on a ce qu’il faut aussi. La définition d’un vrai collectionneur ce n’est pas son budget de départ, c’est une personne qui va faire confiance à son galeriste, et qui a le désir. Le désir d’évoluer avec ses artistes, de compléter sa collection, de soutenir la galerie… certains vont chercher à suivre trois ou quatre artistes, d’autres se passionner pour un seul et vouloir une facette de tout ce qu’il fait… c’est quand même de l’amour, à la fin de la journée, on n’en sort pas (rires) !
Dubaï aujourd’hui encore, pourquoi ?
Dubaï est une plateforme géniale, dans tous les sens du terme. C’est un hub de voyages qui pour nous est crucial. Hors annus horribilis comme celui que nous venons de vivre, nous sommes tout le temps en voyage, pour les grandes foires, pour nos artistes, pour nos collectionneurs. Ma mission, elle est très simple, c’est celle de faire vivre cette galerie. Mais qu’est-ce que cela veut dire au fond ? Faire vivre et grandir nos artistes. Je suis souvent le seul à les représenter dans toute cette région du monde, c’est-à-dire de Beyrouth jusqu'à l’Inde, ce n’est pas rien ! Et même si je ne suis qu’un petit acteur au fond de ce monde-ci, aujourd’hui, regardez ce qu’Alserkal est devenu : une vraie plateforme d’art contemporain de qualité, on travaille avec de grandes institutions, comme le centre Pompidou, le British Museum… Certains de nos artistes ont été recrutés en sortant de la fac, nous grandissons avec eux. Et tout ça nous l’avons accompli ici, en grande partie grâce à Dubaï, à cette position incroyable, au fait que finalement en 2009 tout restait à construire, à écrire. Devenir le héros de sa propre histoire, c’est énormément de travail, du temps, et surtout l’amour… de l’art !
Carbon 12
Unit 37, Alserkal Avenue, Dubai
Vernissage de l'artiste Monika Grabuschnigg le 22 mars à l'occasion de la Art Week