Lepetitjournal.com vous présente le portrait de Tchif, de son vrai nom Francis Nicaise Tchiakpe, artiste plasticien de 43 ans. Il est l'un des rares artistes africains d'art contemporain à exposer dans les plus grandes galeries à l'étranger et notamment de manière permanente au national Museum of African Art de la Smithsonian Institution de Washington.
Il a reçu la rédaction dupetitjournal.com dans son atelier situé en bord de mer à Cotonou, loin du bruit et des tumultes de la ville, pour nous expliquer avec une approche très philosophique son art et sa soif de liberté.
Lepetitjournal.com/cotonou : bonjour Tchif, merci d'avoir accepté de nous recevoir. Est-ce que Tchif est ton vrai nom ou est-ce ton nom d'artiste ?
Tchif : Mon vrai nom est Tchiakpe Francis Nicaise, le nom Tchif est l'association de mon nom de famille Tchiakpe et de Francis, Tchi-F. Je me suis donnée ce nom en 1992 quand je faisais de la bande dessinée, car je ne voulais pas qu'on écorche mon nom de famille Tchiakpe, car le nom de famille c'est sacré. J'ai démarré avec un ami artiste Hector Sonon qui faisait de la BD, qui fait toujours de la BD aujourd'hui et on a trouvé ce nom là ensemble, un après-midi après les cours de terminal, c'est là que le nom de Tchif est sorti.
Quels ont été tes débuts artistiques ?
J'ai commencé à travailler professionnellement à l'âge de 16 ans. Je travaillais pour des journaux comme caricaturiste à côté de mes cours. Je m'intéressais déjà à la politique et je voulais m'exprimer en tant qu'artiste. Même si je ne comprenais encore rien à l'art, je savais dessiner et je voulais me servir de la caricature comme d'une expression artistique et politique. Nous étions plusieurs personnes à l'époque du renouveau démocratique, précurseurs de la caricature au Bénin. L ?histoire a commencé là.
A quel âge t'es venue cette envie de dessiner ?
Quand j'étais petit, déjà en maternelle, j'ai découvert que j'avais un don pour le dessin, car je ne faisais pas des gribouillages comme les autres bambins mais je dessinais déjà des dessins d'adultes. Et tout le temps de ma petite jeunesse je dessinais partout et tout le temps, c'est même moi qui dessinais à la place de la maîtresse pour apprendre aux autres enfants les rudiments de la lecture.
Y-avait-il des artistes dans ta famille?
Je suis né d'une famille polygame, mon père avait plus d'une cinquantaine d'enfants. Parmi tous, je suis le seul qui dessine, ou du moins qui a pu laisser s'exprimer son art de cette façon.
Est-ce que ta vocation d'artiste a été bien acceptée par ta famille ?
Moi même je ne savais pas à l'époque que je voulais devenir artiste, pour moi dessiner c'était un jeu d'enfant. Je ne savais pas que l'art pouvait devenir un métier puisque pour moi dessiner était un passe temps. L'art à pris plus de place dans ma vie lorsqu'en 1994 j'ai gagné un concours de dessin au Bénin.
Mais à l'époque, j'étais surtout intéressé par l'architecture et j'ai demandé à mon père de m'inscrire dans une école d'architecture. Comme j'ai raté deux fois mon Bac, mon père n'a pas voulu, car il n'a pas cru que je réussirai dans ce domaine. J'ai donc commencé la caricature et c'est le métier d'artiste qui m'a choisi, qui m'est tombé dessus, plutôt que le contraire. Mais jusqu'à présent, j'ai toujours cette sensibilité pour tout ce qui est décoratif et esthétique en architecture.
Comment as-tu commencé à te faire connaître ? Comment ton art a-t-il été reçu par le public ?
Rien de plus simple, comme j'étais caricaturiste dans la presse, des milliers de personnes, qui lisaient les journaux, ont commencé à voir mon nom, ma signature. Peu de gens me connaissent moi, ils connaissent surtout mon nom. J'ai même fait une caricature qui a créé un incident diplomatique entre le Bénin et le Nigeria, comme ce qui s'est passé dernièrement en France. C'est pour dire que la caricature n'était pas du tout acceptée. Les gens la prennent comme une insulte. C'est à ce moment aussi que je me suis dit que l'art de faire de la caricature n'était pas sujet de liberté. Or pour moi, l'art c'est être libre et comme je ne l'étais pas en dessinant des caricatures, je me suis mis à peindre.
Comme dans tout métier, petit à petit, je me suis fait un nom dans mon domaine, sur la scène nationale, puis internationale. Je ne veux pas dire que je suis connu partout, mais dans mon domaine, en tant qu'africain, je suis répertorié et j'expose un peu partout. Je ne sais pas comment ni pourquoi mon travaille a plu, mais il me permet de voyager et de traverser le monde avec mon pinceau dans la tête.
Comment es-tu passé de la caricature très figurative à la peinture beaucoup plus abstraite?
Il n'y a pas eu vraiment de passage ; pour être artiste plasticien, avant de peindre, il faut savoir dessiner. Peut-être que c'est ça qui a donné de la force à ma peinture, c'est d'avoir été caricaturiste avant.
L'abstrait de mes peintures revient en moi en tant qu'humain et en tant que philosophe quand je me pose des questions sur le monde, qui je suis, d'où je viens, qui m'a inventé, etc? toutes ces questions qui font que chaque être humain tente de se construire, à travers ses émotions, à travers ses expériences et son entourage. La vie est tellement compliquée que pour moi, ma meilleure façon de m'exprimer c'est l'abstraction. La peinture pour moi est un jet d'émotion.
Est-ce que du coup chaque peinture est un état d'âme en particulier, une question que tu te poses ?
C'est surtout en effet un état d'âme. Parfois quand des personnes me posent la question sur ce que signifie tel tableau, sur son titre. Bien sûr que chaque tableau peut avoir un titre, mais pour moi une ?uvre d'art c'est comme une femme qui doit accoucher. Elle ne sait pas si ça va être un garçon ou une fille, si elle n'a pas fait d'échographie au préalable. Moi j'accouche de plein de bébés sans savoir ce qu'ils vont être ou ce qu'ils vont donner avant qu'ils ne soient terminés. Tu vas découvrir au final le résultat de tes émotions, de ton état d'âme. Quand tu es joyeux, le tableau que tu crées est différent de celui que tu réalises quand tu es triste.
Y-a-il tout de même un point commun dans tous tes tableaux ? Un état d'âme récurrent qui les anime ?
On reconnaît mes tableaux à travers des symboles, à travers ma texture, mais c'est purement technique. Après chaque tableau est différent. Je n'accepte pas de mes tableaux soient en revanche une question de style, car sinon tu te bloques, tu deviens un artisan de l'art et perd en cela toute ta liberté d'expression en tant qu'artiste. Si tu perds ta liberté, tu ne fais rien, le seul pouvoir de l'homme c'est sa liberté. Si tu n'es pas libre, tu ne peux pas vivre. Moi je peux tout donner à quelqu'un, de l'amour, de l'argent, du matériel, mais je ne donnerai jamais ma liberté. C'est aussi ce qui gène parfois les gens. Ils veulent me mettre dans un moule, mais je ne suis pas né dans un moule, on ne m'a pas encore cloné ! Et même si un jour on clone un Tchif, peut-être qu'il aura le même visage que moi, mais qu'il ne sera jamais un peintre.
Comment t'es-tu fais connaître en dehors du Bénin, à l'étranger ?
Je ne sais pas, c'est le fruit du hasard ou du travail, ça m'a surpris, ça s'est fait rapidement. Je me suis retrouvé au Smithsonian à Washington, au Earth Day Flower Museum de Los Angeles, dans les galeries de rue de Seine à Paris, à Rio au Brésil, au Portugal, au Musée de Sao Polo, au Vénézuela.
Est-ce que, selon toi, en fonction des pays les gens perçoivent différemment tes toiles ou est-ce que leur perception est à peu près universelle ?
C'est universel. Je crois que l'art est vraiment une question d'universalité.
Pour moi ce qui rend compte le mieux compte de la vie c'est la couleur. Même les enfants l'on compris puisqu'ils mettent des couleurs partout. Depuis que j'ai compris cela, mes tableaux sont beaucoup plus colorés, il y a même du fluo tout simplement parce que c'est une couleur de plus. Certains ont peur de mettre du fluo parce qu'ils ont peur de ne pas vendre. Mais moi je fais ce que je pense refléter le mieux la vie.
Puisque tu parles de liberté dans la création de ton art, t'arrives-t-il de répondre à des commandes d'amateurs de tes toiles ?
Non, je n'aime pas. Je peux travailler selon des formats, mais il ne faut pas venir me dire ce que j'ai à faire. Si on le fait, j'arrête tout de suite. En général je fais le contraire de ce que les gens me disent.
Malgré ta soif de liberté, est-ce que en tant que béninois tu te sens une responsabilité envers ton pays ?
On n'est pas artiste pour rester tout seul au fond de son atelier. L'art est un travail d'égoïste, mais on vit quand même aujourd'hui dans un monde où chacun doit porter sa pierre à l'édifice. En tant qu'artiste la création d'une ?uvre que les gens vont voir, vont acheter, vont accrocher sur le mur de leur salon est déjà une petite pierre qu'ils soient béninois, japonais ou autre. Pour moi il n'y a pas de frontière pour une ?uvre artistique. Cependant, il s'agit aussi d'exister à l'endroit où l'on vit tous les jours et apporter sa pierre à l'édifice peut aussi concerner le fait d'investir dans son pays. L'art est aussi un travail qui a des vertus thérapeutiques, ça permet aux gens de vivre et d'apprend à travers les ?uvres.
Ici, au Bénin les gens apprécient surtout l'homme Tchif, le fait que je sois un peu connu. Je joue un peu aussi le rôle d'un ambassadeur de mon pays lorsque je voyage et expose à l'étranger. A travers mes origines, je fais découvrir le Bénin aux personnes qui ne connaissent pas ce pays. Pour moi l'art contribue aussi en quelques sortes au développement touristique d'un pays. Les étrangers préfèrent par exemple venir me voir ici pour m'acheter des tableaux, ça leur permet de visiter le pays.
J'ai en outre investi dans mon pays avec un lieu qui promeut l'art et la culture au Bénin, l'espace Tchif.
Enfin, je dessine par passion des édifices et investit de mon argent pour développer l'immobilier de luxe au Bénin. Quand tu voyages, tu dois apprendre des autres. Les gens me disent : « Tchif, tu es africain, pourquoi tu t'habilles comme les français ou les italiens et pourquoi tu fais des maisons comme en Europe ». Je leur réponds que l'Europe m'a appris beaucoup de chose. Et j'adore le costume italien sur ma peau noire, je trouve que cela fait très chic. J'adore les maisons épurées, ce n'est pas une question de pays ou de couleur. Tout est question de goût et pourquoi ne pas apporter cela ici. Ce n'est pas parce qu'on est africain qu'on ne peut pas dormir dans des grandes maisons. Parfois en Europe on s'inspire aussi des maisons africaines dans des ?uvres architecturales.
Que t'apporte ton art ?
Moi ce que j'aime chez les gens, c'est tout ce qui est beau. Je ne m'arrête pas sur leurs défauts, je ne prends que ce qui m'intéresse. Mon art me pousse à me poser des questions comme ça sur la beauté des personnes et à émettre des hypothèses de vie. Je ne suis pas toujours bien avec moi-même et c'est pour ça que j'essaie de créer des ambiances dans mon art pour m'aider à trouver des solutions. L'art aide aussi les hommes à s'épanouir dans leur vie, car la vie est compliquée. C'est comme une grande entreprise qu'il faut gérer au quotidien.
Une phrase de conclusion ?
En conclusion, je peux dire que j'ai réussi dans mon art, il m'apporte une certaine philosophie de vie et je me dis aussi que mon art permet de nourrir son homme. Il n'y a pas que des artistes maudits. Je suis fier de pouvoir vivre de mon art et il n'y a rien de plus gratifiant que vivre de ce que l'on aime.
Un grand merci Tchif d'avoir accepté de répondre aux questions de lepetitjournal.com/Cotonou
Rédaction (www.lepetitjournal.com/cotonou) vendredi 18 mars 2016
crédit photo: Claire Rousset