Vanessa Brume évoque ici les soubresauts répressifs à Hong Kong. Au-delà du sort de la sculpture de l’artiste danois engagé Jens Galshiot, c’est l’avenir de la liberté d’expression qui est en jeu. Les Lumières de la ville ont-elles dit leur dernier mot ?
Charlie Chaplin au tout début des Lumières de la ville (City Lights, 1931) nargue la bien-pensance : alors qu’un monument est inauguré, célébrant « Paix et prospérité » et qu’on s’apprête à lever le voile pour le découvrir, c’est, coup de théâtre, à un vagabond qu’on est confronté qui dormait clandestinement dans les bras de la statue : Charlot pour ne pas le nommer fait ainsi son entrée théâtralisée dans le film.
Mais tout refuge est précaire, y compris celui de la mémoire, toujours menacé. Permettons-nous puisque l’on vit dans une contrée où l’on peut vagabonder impunément d’un sujet à l’autre de passer de façon tout à fait « inappropriée » de l’Amérique à Hong Kong en faisant un détour par le Danemark où il y a peu était fêtée comme à l’accoutumée danoise, presque sobrement, la bière de Noël…Un ivrogne, Regimbart, personnage secondaire de L’Education sentimentale (1869) de Flaubert se terre au fond d’un bistrot, loin des bouleversements révolutionnaires et du monde réel :
« C’était un petit café sur la place de la Bastille, où il se tenait toute la journée, dans le coin de droite, au fond, ne bougeant pas plus que s’il avait fait partie de l’immeuble.
Après avoir passé successivement par la demi-tasse, le grog, le bishof, le vin chaud, et même l’eau rougie, il était revenu à la bière ; et, de demi-heure en demi-heure, laissait tomber ce mot : ‘Bock !’ ayant réduit son langage à l’indispensable.
A une autre époque c’étaient du pain et des jeux qui étaient réclamés.
A l’heure où Copenhague s’apprête à s’acheminer vers Noël à grand renfort de lumières, n’oublions pas le luxe que représente le pouvoir d’une lueur de bougie capable de s’opposer à la répression, de commémorer une victoire ou une défaite. Imaginons que ce rite danois qui consiste à mettre une bougie sur sa fenêtre en souvenir de la libération du Danemark le 5 mai 1945 soit prohibé au nom de la sécurité nationale…on se sentirait…Chut ! Qu’allions-nous dire, malheureux que nous ne sommes pas, contrairement à d’autres ?
Dans la troisième saison de la série de Netflix « Sex education » une nouvelle proviseure est nommée pour rétablir l’ordre d’un lycée qui va à vau-l’eau. Elle remplace un prédecesseur coincé. L’entrée en fanfare qu’elle fait suscite les ovations d’un parterre de lycéens conquis par sa démagogie. La voici qui danse sur l’estrade de façon moderne et fait entonner en chœur aux élèves un slogan qui rallie les troupes à un avenir promis radieux. Mais le lycée ne tardera pas à déchanter. L’inscription d’une ligne droite dans les couloirs imposant un sens de circulation n’est que le début d’une remise en ordre musclée. Le sourire affable cache une main de fer dans un gant de velours. Mieux vaut ne pas se démarquer. Nos lycéens initialement dupes sont vite mis au parfum du nouveau régime scolaire qui s’instaure. Viendra-t-il un jour où regarder une telle série vaudra acte subversif ? Sans tomber dans l’éloge déplacé ici d’une série joyeusement gonflée, qui aborde force sujets sensibles de façon plus nuancée qu’il n’y paraît au premier abord grossier, nous soulignons la chance inouïe de regarder ce qu’il nous plaît, sans consigne imposée quant à la forme et au fond. Au début de la saison 3, donc, à l’occasion de cette reprise en mains de l’établissement par une cheffe éprise d’efficacité, un mur couvert d’obscénités doit être lavé et remis au propre. Une lycéenne s’érige alors en garante d’une histoire à préserver : la voici qui lit les dates des dessins pornographiques pour en exhiber l’ancienneté (relative) pour persuader l’ex-délégué (qui vient de se faire souffler sa place par, momentanément, plus servile et arriviste que lui auprès de l’autorité) qu’il doit plaider pour le maintien du mur tel quel au nom d’une mémoire à conserver auprès de la plus haute instance du lycée, à savoir cette sémillante blonde autoproclamée sauveuse providentielle de l’institution jugée dégénérée. L’épisode est teinté de parodie. Plus loin des élèves jugés coupables doivent arborer des pancartes sur lesquelles est dénoncée leur faute. Ainsi la série revisite tout un pan de l’Histoire, qu’on eût préféré oublier ou justement pas.
Ailleurs (il était une fois à l’est ou à l’ouest ?), pas dans la fiction mais dans la réalité autrement plus dangereuse, d’autres, qu’il est inutile de présenter car leurs portraits s’affichent partout, se font valoir en rempart contre la décadence et mettent la jeunesse sous le joug en leur interdisant tout temps perdu d’écran chronophage (avouez, quel parent ne se rêve pas mener ainsi un peu plus sa progéniture à la baguette ?). Mais quoique le spectacle de « Sex education » offre quelques passages non dénués de crudité dont on peut discuter l’opportunité de les montrer à de trop jeunes télespectateurs, peut-on en dire autant de cette malheureuse statue d’Hong Kong University « ne bougeant pas plus que [si elle] avait fait partie de l’immeuble » (pour reprendre l’image précédente de Flaubert) ?
Il est vrai que cette statue en cuivre de huit mètres de haut, qui représente 50 visages angoissés et des corps torturés entassés les uns sur les autres, exposée sur le campus de l'université depuis 1997, année de rétrocession de Hong-Kong à la Chine a de quoi faire rougir certains. Appelée le « Pilier de la honte », elle était au coeur des veillées aux chandelles organisées à Hong Kong les 4 juin pour commémorer les personnes tuées lorsque les chars chinois ont ouvert le feu sur des militants pro-démocratie à Pékin en 1989.
Or, les dirigeants de l’Université désormais soumis à la Chine ont demandé à ce que cette statue soit retirée avant le 13 octobre. Le sculpteur danois de l'oeuvre, Jens Galschiot, a déclaré à l'AFP que son retrait illustrait la purge en cours de la dissidence à Hong Kong. Le personnage grotesque de Flaubert, Regimbart, tirait-t-il son nom du verbe « regimber » signifiant « résister en refusant » ? La nouvelle loi de sécurité nationale imposée par la Chine et en vigueur depuis le 1er juillet 2020 bâillonne en tout cas toute velléité de contestation d’éventuels opposants démocratiques hong-kongais, regimbant à obtempérer. Mettre les partisans de la démocratie au pas, ça ne fait pas peur à la mère patrie qui a la force de son côté. Ainsi il fut un temps qui semble déjà loin où le souvenir du 4 juin 1989 était scandé ouvertement à Hong Kong alors qu’il faut désormais se résoudre à la clandestinité ou l’intériorité.
La Fontaine demandait dans une fable intitulée « Le Soleil et les grenouilles » (à ne pas confondre avec la fable 6 du livre XII portant le même nom) publiée en feuille volante (probablement en raison de son ton trop ouvertement polémique) :
« (que coûte-t-il d’appeler
Les choses par noms honorables ?) »
La mise entre parenthèses de cette fausse question feint ironiquement de minimiser une question de fond car la fin de la fable vaut avertissement explicite :
« Car si le Soleil se pique,
Il le leur fera sentir ;
La République aquatique
Pourrait bien s’en repentir. »
La Fontaine peut bien mettre entre parenthèses son commentaire, ce ne sont que des mots. Mais on tremble en songeant que des corps et des personnes peuvent être mis entre parenthèses si facilement dans le cours de l’Histoire officielle, rayées de la mémoire collective de façon autrement plus grave mais si vite et si facilement. Je médite sur les pages de mon exemplaire des « Fables » qui ont disparu non par la faute d’une main malveillante mais par la négligence tout bêtement de sa propriétaire qui l’a trop lu et relu dans le désordre, occasionnant une détérioration du volume, sort ô combien préférable à celui de la censure.
Pourtant, il faut croire qu’un symbole peut par l’imaginaire continuer à exercer son influence souterraine (ou sous-marine ici), si l’on passe d’une statue à l’autre, à celle de la Petite sirène.
Une autre statue hong-kongaise drapée dans un rouleau de pellicule est désormais bien anachronique également à l’heure où l’ère du virtuel l’a résolument emporté.
Déplacée, elle attend plus loin que revienne son heure de gloire sur l’avenue des stars à Tsim Sha Tsui. Le cinéma capable de faire apparaître et disparaître ses personnages est potentiellement un rival du pouvoir politique à moins qu’il ne soit instrumentalisé au service d’une propagande étatique, mis sous tutelle ou encore réduit à un pur divertissement source d’oubli du mal. Faudra-t-il alors ériger en lieu et place des monuments évanouis des châteaux de sable en attendant que les disparus soient à nouveau tolérés à figurer quelque part ? Quant à nous, plus futilement, nous attendons la 4ème saison à venir de « Sex education », qui campe des personnages attachants mais surtout, sans en brosser un portrait idéalisé ni diabolisé, croit en la jeunesse.