Aux abords du quartier de San Telmo, des drapeaux tricolores attirent le regard. Ce bistrot français, Lo del Francés, souffle sa dixième bougie cette année. Son propriétaire, Marc Eugène, installé depuis 18 ans à Buenos Aires, raconte son parcours atypique.


C’est le service du midi dans ce café-bistrot sur l’avenue San Juan. Une douce ambiance de bodegon, de resto de quartier au détour d’une petite rue de San Telmo. Pourtant, pas de parilla ni d’empanadas. Ici les clients viennent déguster une tarte tatin ou un magret de canard. Si le drapeau tricolore à l’entrée ne suffisait pas, on lit, au-dessus du bar, une citation de Coluche : "Mesdames, un conseil. Si vous cherchez un homme beau, riche et intelligent… Prenez en trois!" Un panneau annonce une soupe à l’oignon “à la française”. En 2015, Marc Eugène, 31 ans, monte seul et déterminé son restaurant Lo del Francès en seulement 20 jours.
L'amour du voyage
C’est dans le Val d’Oise que commence sa vie. Il grandit à Montmartre, entouré d’une famille aimante. Très vite, sa famille lui transmet l’empuje, dit-il, la pulsion du voyage. Il part, accompagné de son grand frère, moine bénédictin, en Equateur. Il a 17 ans, il l’accompagne pour une mission humanitaire. Il juge l’endroit trop dépaysant. "J’ai toujours en tête l’expression de ma mère : Démerdez-vous !" explique-t-il avec un fort accent argentin. Un adage qu’il met en œuvre rapidement : il quitte le cocon familial en premier, pour La Rochelle, à 19 ans. Il reste un an puis va travailler en restauration à Valence, en Espagne. Là, il s’éloigne des cercles français : "C’était comme l’Auberge espagnole. Je vivais dans cette grande coloc, avec une péruvienne, une argentine, des mexicains…. Ce qui m’a plu, c’est leur simplicité." En l’évoquant, Marc paraît revivre cette période qui l’a lancée dans le voyage. Car, même s’il est aujourd’hui restaurateur, le Français n’a pas toujours été passionné par la cuisine. Son premier contact avec le milieu est lors d’un stage à ses 15 ans à la Madeleine, hôtel du IXe arrondissement de Paris. Marc s’occupait des petits déjeuners, des cafés, des croissants.. Les métiers de service lui plaisent alors. Pourtant, ce n’est pas sa passion. Non, ce qu’il aime dans la gastronomie, c’est qu’elle lui permet de bouger.
Commence alors un périple pour ce jeune avec une soif de liberté : il travaille en Irlande, en Suède… Avant d’atterrir en Amérique latine. Il commence par la Bolivie et le Chili, sans grand amour. Beaucoup de travail, sans trop d'affinités. Marc veut autre chose : plus d'aventures, plus d'inconnus. C’est en Argentine qu’il trouve ce qu’il cherche. "A 21 ans, je pars en sac à dos travailler dans le campo (ndlr à la campagne). J’ai avec moi le minimum : une paire de chaussures, un pantalon. J’achète une tente sur place. J’ai une carte de crédit au cas où, mais je tiens un an sans l’utiliser." Là, il tond des moutons, dans une ferme sans eau, ni électricité. Étant considéré trop petit pour le travail à la main, il se fait embaucher comme cuisinier. Il vit à Salta, à Cafayate, et à Ushuaïa. "Le problème, c’est que tu seras toujours un étranger pour eux. Les relations humaines étaient difficiles." A l’étage de son restaurant, devant une fresque qui rappelle Paris, il se remémore avec le sourire une rencontre. Un couple de propriétaires terriens qui l’ont accueilli à Coronel Dorrego. Ils font de l’huile d’olive, qu’il utilise toujours aujourd’hui pour son restaurant. "C’est ma colocataire argentine, à Valence, qui me les a fait connaître. C’était un peu mes parents ici." Il reste deux ans à Salta, en se disant qu’il n’irait jamais à Buenos Aires : trop de bruit, trop de monde. "C’est le vent qui m’a ramené dans la capitale. C’était plus simple économiquement de vivre à Cafayate par exemple. A Buenos Aires, ils sont très à cheval sur l’administratif." Mais il est déterminé : en arrivant, il reprend la restauration, sous un autre angle. "Je postule dans une chaîne de pizzeria. On me dit que j’ai un CV exemplaire, que j’ai travaillé dans des hôtels de luxe à Paris. Mais le problème, c’est que je n’ai pas l’expérience de la calle (rue). Ici, il faut savoir se débrouiller et nouer des liens avec les gens."
L'envie d'ouvrir son restaurant
Il recommence donc “d’en bas”, avant d’être encargado (manager) dans deux restaurants. Mais très vite, l’envie d’ouvrir le sien se fait sentir. "C’était il y a dix ans. Je vois ce local vide, avenue San Juan. Et je me dis, directement : c’est celui-là." Au début, c’est un pari : "c’est facile d’ouvrir un commerce en Argentine , mais c’est très difficile de le tenir. Il y a toujours quelque chose : pandémie, inflation débordante…. Si je dois dire quelque chose à celui qui voudrait ouvrir un commerce ici : Tu es tout seul. La pandémie, il l’a surmonté sans aucune aide." Il refuse de fermer et tient, pour lui comme pour ses collègues. Ses anciens employés français rentrent à l’annonce de la pandémie, ce qui permet d’alléger les charges. Désormais, les employés sont argentins, équatoriens, vénézuéliens, et vivent aussi ici. Et il se charge de tout : "Ici, même si tu es le patron, tu dois montrer que tu peux aussi faire des tâches comme nettoyer les toilettes. C’est important." D'ailleurs, il n’hésite pas à interrompre l’entrevue pour s’occuper de la livraison. Même s’il est propriétaire d’un restaurant français, Marc n’a pas trop de contact avec la communauté française. "Je suis venu en Argentine pour être avec des argentins, des gens du coin finalement." En témoigne son vocabulaire, qui emprunte souvent à l’espagnol avec un accent porteño. Pourtant, il confie ne pas avoir demandé la nationalité argentine : inutile, selon lui. "Je sais que je joue au Français ici pour vendre, mais au fond on est tous libres. On s’en fiche d’où l’on vient, c’est d’ailleurs pour ça que je vis dans une capitale. Regarde mes employés : j’ai des gars de Corrientes, de Chaco, de Bariloche."
Il apprécie son quartier, San Telmo, "rempli de gens simples comme moi, qui ne se prennent pas la tête." Loin de lui la vie des quartiers cheto (bourgeois) de Palermo. Ici, il y a du charme, une vie, une proximité. Il balaie le restaurant de la main : "Aujourd’hui, il n’y a que des habitués. Je les connais tous." Et, quand la question du retour en France s’impose, Marc, 41 ans, cite Jacques Dumesnil dans les Tontons Flingueurs :
"Les Amériques c'est chouette pour y prendre du carbure. On peut y vivre, aussi, à la rigueur. Mais question de laisser ses os, hein, y'a que la France !"
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