En 2008, la Colombie découvrait ce qui deviendra l’un des plus gros scandale de son histoire. Depuis des années, l’armée officielle assassinait des civils pour faire gonfler les chiffres de la lutte contre la guérilla. Dans le livre Mortels Barrages, la journaliste Guylaine Roujol Perez a recueilli la parole du militaire qui a dénoncé ce scandale des « Faux Positifs », encore d’actualité en Colombie.
Depuis 2008, le sujet n’est toujours pas clos. En 2021, la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP) publie un rapport qui fait grimper à 6000 le nombre de civils tués par l’armée colombienne entre 2002 et 2008. Ces civils sont des « Faux Positifs », des jeunes assassinés par l’armée pour les faire passer pour des guérilleros tués au combat. Le nombre de 6000 n’est que provisoire, ces chiffres devraient augmenter à mesure que l’enquête de la JEP avance et que les corps déterrés des cimetières livrent leurs secrets.
Dans le livre Mortels Barrages, publié en France aux éditions Fauves et en Colombie, la journaliste Guylaine Roujol Perez recueille la parole du militaire Carlos Eduardo Mora, l’un des premiers à avoir dénoncé ce système. Elle nous en dit plus sur ce scandale, qui continue à faire l’actualité en Colombie.
Pourquoi traiter le sujet des Faux Positifs?
J’ai connu cette histoire en 2008. Etant journaliste et très proche de la Colombie, je m’y suis naturellement intéressée. C’est un sujet qui fait encore l’actualité, il y a régulièrement des cas de militaires promus alors que leur implication dans des cas de Faux Positifs est connue de tous.
En France, le grand public ne connait pas ce scandale, à chaque fois que j’en parle à un Français, il tombe des nues. Des massacres il y en existe partout dans le monde mais ce machiavélisme, qui consiste à choisir des civils, les faire tomber dans un piège selon un scénario qui les fait passer pour des guérilleros tombés au combat, tout cela orchestré par l'armée officielle enchevillée avec des paramilitaires, c’est quand même un très grand scandale.
12 ans après les faits, il n’est toujours pas en sécurité là bas
Comment êtes vous entrée en contact avec Carlos Eduardo Mora?
J’avais proposé une double page dans le Parisien sur des corps déterrés par la JEP dans un cimetière où reposent beaucoup d’enterrés sous X en Colombie. En racontant cette histoire, je suis entrée en contact avec des mères de victimes. Elles m’ont informée que Carlos Mora était en France. Je l’ai rencontré. Au départ il était méfiant puis a fini par me faire confiance. Il voulait raconter son histoire et j’ai trouvé que son histoire méritait d’être racontée.
Quelle est sa situation aujourd’hui?
Carlos Mora appartient toujours à l’armée colombienne mais est actuellement aux Etats-Unis. Il est officiellement envoyé en mission en France et aux Etats-Unis tout le temps. Officieusement, il y est envoyé car il ne peut pas rester en Colombie où il est trop menacé. 12 ans après les faits, il n’est toujours pas en sécurité là bas.
A quelles difficultés avez-vous fait face en sortant ce livre en Colombie?
Je n’ai pas fait face à des pressions mais je sais qu’aujourd’hui je ne peux pas voyager en Colombie. Lorsque j’écrivais le livre, il ne fallait en parler à personne jusqu’au dernier moment. J’ai traité directement depuis la France avec la maison d’édition colombienne. C’est une maison d’édition qui publie beaucoup de choses très courageuses, des récits d’actualité qui dénoncent des faits. J’ai de la chance d’être en France où je suis protégée mais j’ai de la peine de ne pas pouvoir retourner en Colombie.
Dans le cas des Faux Positifs, on parle de plusieurs milliers de civils, d’un système de « nettoyage social » décidé au plus haut niveau de l’armée
Qu’est-ce que votre livre apporte aujourd’hui au combat pour que la vérité soit faite sur ces événements?
Dénoncer un scandale c’est toujours participer un peu à sa réduction. Je pense qu’il faut que cette histoire s’exporte en dehors de frontières car le taux d’impunité sur place est énorme. Dans le cas des Faux Positifs, on parle de plusieurs milliers de civils, d’un système de « nettoyage social » décidé au plus haut niveau de l’armée. On sait que l’armée était au courant. L’ONG Human Rights Watch avait alerté sur les processus de stimulation qui pouvaient faire grimper les chiffres de mort. Des simples soldats pouvaient tuer pour un meilleur repas ou pour une permission. Il est aussi avéré que les Etats-Unis étaient au courant depuis quelques années.
Il y avait des recruteurs, qui repéraient dans les quartiers les jeunes un peu paumés. Ils leur promettaient des emplois bien rémunérés loin de chez eux. Les jeunes s’y rendait et tombait sur un faux barrages de l’armée. On les tuait et on les habillait avec des habits de guérilleros. On les reportait ensuite comme morts au combat. Quand des analyses étaient faites, plusieurs détails étaient visibles comme par exemple le fait que les trous de balles ne correspondaient pas sur les vêtements ou alors de jeunes gauchers retrouvés avec l’arme dans la main droite. Le processus a donc été amélioré. Les recruteurs se sont mis à faire signer des contrats aux jeunes pour savoir de quelle main ils écrivaient, ils leur faisait revêtir les habits avec lesquels ils allaient être tués. Il y a tout un processus pervers qui s’est mis en place.
Pourquoi ne pas avoir maquillé les chiffres plutôt que tué des civils?
Le système des Faux Positifs part du fait que le gouvernement a voulu montrer à la population colombienne que l’armée les protège et lutte contre les guérillas. Pour cela, il fallait des morts. Quand il n’y a pas assez de morts, il est plus simple d’en fabriquer.
Si la Colombie n’a pas maquillé les chiffres mais bien exécuté des civils à la place je pense que c’est parce que c’est le pays des extrêmes. C’est un pays où l’armée est tout puissante et où les inégalités sont extrêmes. La vie y a peut-être aussi moins de valeur. Les gens en marge étaient appelé les « desechable », ceux qui sont jetables.
Quelles sont les suites juridiques aujourd’hui?
Il y a une juridiction post-conflit qui s'appelle la JEP, mise en place après les accords de paix avec les Farcs. Elle a une durée dans le temps, comme souvent les justices transitionnelles. Elle a un volet qui est uniquement consacré aux Faux Positifs, ce qui montre l’importance dans le pays. La JEP entend tous les militaires. Certains ont été condamnés, jusqu’à 50 ans de prison. Beaucoup ont vu leurs peines réduites en échange de quoi ils devaient dire toute la vérité à la JEP. Le problème est qu’ils ne disent souvent que ce pour quoi ils se sont fait prendre ou ce qui est déjà connu. Mais l’effort d’enquêter est quand même présent. Les mères de victimes reconnaissent la volonté de la JEP mais il y a aussi de réels freins à l’établissement de la vérité.
Récemment encore, des hauts gradés ont été promus à des grades de généraux. Il n’est pas prouvé qu’ils ont commis des crimes mais ils dirigeaient des unités dans lesquelles il est avéré qu’il y a eu des Faux Positifs, et on sait que les ordres venaient d’en haut.
Dans Mortels Barrages, plusieurs « mères de Soacha » témoignent. Quel a été leur rôle dans la découverte du scandale et quel est leur combat aujourd’hui?
Les mères de Soacha, ce sont une vingtaine de cas. Il y avait à Soacha un personero, que l’on pourrait traduire par « médiateur en français ». Il a commencé à se rendre compte que des jeunes disparaissaient. L’un des disparus a été retrouvé le lendemain à 800km de là, présenté comme tué au combat en tant que membre de la guérilla. Le personero s’est rendu compte que toutes les disparitions étaient liées et a réuni les familles qui ont constitué une association. Leur médiatisation a permis de faire connaitre le scandale. Aujourd’hui, le combat de ces mères continue. Elles enquêtent sur les disparus et essayent de trouver les coupables.