Lorsqu’en juin 2018, les habitants de Loikaw, capitale de l’état de Kayah, apprirent qu’une statue du Général Aung San allait être érigée dans leur ville, ils rédigèrent un courrier au gouvernement central pour dire que, plutôt qu’une statue, ils réclamaient l’autonomie et le fédéralisme promis par ce combattant de l’indépendance…. S’en suivit une année de manifestations, poursuites judiciaires, et accusations de diffamation. Toutes les tentatives de compromis ont échoué et la statue équestre d’Aung San a été inaugurée en Février 2019, au milieu des protestations de plusieurs milliers d’opposants qui se sont dans certain cas achevées dans la violence et les balles en caoutchouc des forces de police.
Le conflit a franchi un nouveau pas avec l’arrestation de six militants en mars 2019 pour violation de l’Article 10 de la loi sur la sécurité et la vie privée des citoyens birmans : dans une missive incendiaire, les accusés avaient qualifié de « traîtres » le Premier ministre de l’état de Kayah (En Birmanie, les Premiers ministres locaux sont nommés par le gouvernement central, indépendamment du parlement élu local) et le ministre fédéral de la Planification et des Finances, leurs reprochant d’occulter l’existence de nombreux autres acteurs de la lutte pour l’indépendance birmane, dont des Karennis, en héroïsant à tout va la figure de Aung San, et de favoriser ce faisant la discorde au sein du pays et entre populations ethniques.
Des reproches que partagent d’autres communautés, les statues d’Aung San se multipliant à travers le pays depuis l’arrivée au pouvoir de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) en 2015, et provoquant les memes réactions de protestations à chaque fois que cela se passe dans une région ethnique : Chin, Kachin, Mon, Shan… D’ailleurs ce processus d’assimilation entre mémoire et histoire ne se limite pas qu’aux statues. Début 2017, la décision de baptiser un pont traversant la rivière Salween « Bogyoke Aung San » (Bogyoke se traduit par général, leader, chef…) dans l’état de Mon, a entraîné les opposants dans la rue. Le pont a été ouvert à la circulation le 27 avril 2017, un mois après l’approbation du nom par la Chambre des Représentants, à majorité LND, avec 217 voix contre 43 – et 116 abstentions.
Le schéma se répète inlassablement sans que le gouvernement central veuille comprendre. Aung San, il est vrai, est une figure clef de l’iconographie et de la mémoire de l’indépendance birmane, signataire des accords de Panglong en février 1947, en tant que représentant du gouvernement par intérim de la Birmanie, et assassiné le 19 juillet 1947, avant la proclamation de l’indépendance, le 4 janvier 1948. Personnage très tôt mythifié de par son rôle dans l’accession à l’indépendance et sa mort prématurée, sa popularité est immense au sein de l’ethnie majoritaire Bamar - 65% de la population - qui contrôle la Birmanie. C’est uniquement parce qu’elle est sa fille que Aung San Suu Kyi a pu devenir l’un des leaders puis le leader de l’opposition aux différentes juntes qui ont gouverné de 1988 à 2015.
Mais voilà, apposé au bas de ces accords de Panglong qui ouvrent la voie à l’unification de la Birmanie dans un cadre fédéral étendu, figurent aussi les noms de représentants Kachin, Chin, Shan… tous participants, tous importants, tous aujourd’hui oubliés… sauf de leurs ethnies respectives. Pour qui ces accords de Panglong - qui promettaient égalité des droits, des chances et droit à l’auto-détermination aux ethnies signataires Shan, Kachin et Chin… et qui n’ont jamais été appliqués - sont aujourd’hui une référence… et une promesse non tenue. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, bien sûr, si la LND a décidé de baptiser « Panglong du 21ème siècle » le cycle de sommets pour la Paix de l’Union où un processus de paix est supposé se négocier entre les divers groupes ethniques et le gouvernement central. Des négociations au point mort depuis 2015 et leur entame sur un mode très autoritaire par Aung San Su Kyi. L’opposition à l’héroïsation d’Aung San n’est que l’un des symptômes du malaise et de la suspicion qui se sont installés entre la LND et la plupart des mouvements ethniques, au grand bénéfice des hauts gradés militaires.
Pour essayer de revenir un peu aux origines de l’indépendance dans ces manifestations visuelles, le gouvernement de la région Chin a proposé en octobre 2019 la construction de trois statues de dirigeants Chin pour accompagner celle, planifiée, du général Aung San. Ces trois représentants des régions Tedim, Falam et Hakha sont les trois signataires Chin de l’accord de Panglong. Mais d’après Salai Mon Boy, membre du Comité Central du Réseau de la Jeunesse Chin, ces trois dirigeants ne représentaient pas à l’époque l’intégralité des peuples de l’état Chin et donc « ériger ces statues soulèverait la question de l’inclusion et de la validité de leur représentation », considère-t-il. « Cela mènerait également à des désaccords entre groupes Chin, donc il est préférable qu’aucune statue ne soit construite pour le moment ». Une illustration de la complexité de la question ethnique en Birmanie, où très souvent écouter les uns, c’est s’aliéner les autres : l’état de Chin couvre 36 000 kilomètres-carrés pour une population de moins de 500 000 personnes, qui trouvent le moyen de se déchirer sur des questions de représentativité vieilles de plus de 70 ans…
Plus pertinente, la question du financement de ces statues interroge elle aussi. Le porte-parole du gouvernement de l’état de Chin, Soe Htet, a précisé que « chacune des trois statues coûterait entre 20 et 30 millions de kyats (entre 12 000 et 18 000 euros), une dépense que le gouvernement régional ne couvrira pas seul car il craint que la controverse actuelle ne s’amplifie si l’argent est prélevé sur les fonds publics ». Dans les états de Kayah, de Mon et de Kachin, le gouvernement régional a financé les statues d’Aung San, ce qui n’a fait qu’ajouter au mécontentement général. Surtout que dans le cas Chin, la statue d’Aung San est financée par des donateurs privés. Sur place depuis début septembre dans la capitale de l’état, Hakha, la statue attend maintenant la décision de son lieu d’érection. Et le 15 septembre, le Réseau de la Jeunesse Chin a rendu publique une déclaration : « La paix, l’unité, la réconciliation nationale et la confiance continueront à être endommagés si le gouvernement régional ignore la volonté du peuple… Nos [populations] Chin percevront la LND, dont la majorité appartiennent à l’ethnie birmane, comme essayant de nous dominer en tant que groupe ethnique minoritaire s’ils persistent à vouloir construire la statue ».
Alors que 2020 sera une année d’élections générales, la LND s’inquiète justement de sa majorité dans le pays. Plusieurs partis ethniques se sont entendus pour faire front commun dans leur région. La colère dans les états de Shan, Mon et Karen suite aux statues controversées pourrait être synonyme de votes perdus pour la NLD, d’après Khun Be Du, président du Parti National Karen. Lequel a passé 4 ans en prison pour avoir organisé une campagne contre la Constitution de 2008, qui empêche, entre autres, Aung San Suu Kyi d’accéder à la présidence et avoir appelé à la libération de la fille d’Aung San aux côtés de nombreux membres de la LND. « Nous pensions qu’elle serait capable de lancer les fondations de la démocratie et du fédéralisme dans notre pays, ce dont nous, les ethnies, avons besoin », explique-t-il.
Mais la confiance s’est érodée lors des élections générales de 2015, lorsque la Dame a demandé aux dirigeants des partis ethniques de laisser la place aux candidats de la LND dans leurs circonscriptions, par peur de perdre les élections. Aujourd’hui, Khun Be Du considère que l’ethnie Karen n’a pas d’autre choix que de s’opposer à la LND. « La LND a l’état d’esprit de tous les groupes majoritaires ; ils ne tiennent pas compte des groupes minoritaires ». En février dernier, Khun Be Du était l’un des meneurs des manifestations contre la statue du Général à Loikaw, accusant la LND de manipulation : « Le Général Aung San était un héros, donc la LND lui érige une statue pour paraître héroïque par association ». Et à côté, elle ne respecte pas les accords de Panglong, estime-t-il. Et de conclure que les statues bourgeonnant dans le pays n’avaient eu pour effet que la perte de confiance des autres groupes ethniques dans la LND. Ce que confirme U Saw Tun Win, dirigeant du Parti de Solidarité des Ethnies du Nord du Shan, qui ajoute que « nous, peuple ethnique, avions foi et confiance en la LND. Nous pensions obtenir fédéralisme et égalité. Malheureusement, ce que fait et ce qu’est la LND en réalité sont deux choses très différentes. Nous avons compris que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Dans cette situation, la LND aura du mal à l’emporter ».
Un sentiment partagé par la NLD elle-même. Monywa Aung Shin, secrétaire du Comité Central d’Information du parti, a déclaré fin octobre que son parti « avait le risque de perdre dans les zones ethniques et doit donc commencer sa campagne électorale maintenant. Nous devrons faire alliance avec les populations ethniques si nécessaire pour éviter la défaite. C’est dans le Shan et l’Arakan que nous allons devoir travailler très dur, et aussi dans le Kachin et le Mon ».