Si pour le lecteur de ces signes, ce 1er octobre restera un jour “numérique” parmi tant d'autres, pour les Birmans utilisant des supports numériques, il s'agit du Jour “J”, du jour où la Birmanie quitte l'âge de pierre informatique pour mettre un premier pied dans le “vrai” monde de l'information codée : en application d'une directive gouvernementale, toutes les organisations publiant sur internet ont désormais l'obligation d'utiliser le système de codage Unicode. La Birmanie était le dernier pays au monde comptant un grand nombre d'utilisateurs d'internet – souvent essentiellement à travers la plate-forme Facebook – à ne pas utiliser ce système Unicode.
Et alors ? Eh bien sans Unicode, c'est tout un pan du web qui est inaccessible et donc imposer Unicode consiste à ouvrir une porte sur le monde en permettant à tous les terminaux de Birmanie d'accéder facilement au web et à tous les logiciels. Mais c'est aussi un peu comme décider du jour au lendemain de passer de la conduite à gauche à la conduite à droite – ce qui s'est passé en Birmanie le 6 décembre 1970 -, cela crée un certain chaos avant de se normaliser… et parfois de laisser des séquelles, comme tous ces véhicules avec des volants à droite qui doivent rouler à droite, en dépit du bon sens…
En matière de numérique, nous ne parlons plus de routes mais d'autoroutes… de l'information, et du moyen de les rejoindre. Et ce moyen se nomme Unicode, une norme informatique qui permet des échanges de textes dans différentes langues, au niveau mondial, en associant à tout caractère de n'importe quelle écriture un nom et un identifiant numérique, et ce de manière unifiée, quels que soient la plate-forme informatique ou le logiciel utilisés. En gros, grâce à Unicode, des conversations entre ordinateurs ou logiciels deviennent lisibles au niveau alphanumérique : un fichier PDF issu d'un fichier Word ne transforme pas l'ensemble de ce qui est écrit en caractères illisibles, un post sur Facebook écrit depuis la France est lisible en Birmanie, un logiciel de mise en page est capable de lire le texte que vous importerez, un système comme Google Map est capable d'associer les noms de lieux avec les coordonnées qu'il enregistre, les signes que vous tapez sur votre clavier apparaissent à l'identique dans un fichier texte sur votre écran et dans le logiciel de traitement de texte de celui qui les lit…
Autant de processus qui paraissent aujourd'hui évidents mais qui ont demandé un travail normatif afin que soient intégrées toutes les écritures, qu'elles aillent de droite à gauche ou de gauche à droite, de bas en haut ou de haut en bas, qu'elles soient alphabétiques, syllabiques ou par idéogrammes. Un gros travail, notamment pour les langues comme le birman qui ont plusieurs tons (au moins 3) et utilisent de nombreux signes diacritiques. Or ce travail de normalisation a commencé au début des années 90, à un moment où le gouvernement birman n'encourageait pas vraiment le dialogue et l'ouverture sur le monde… Conséquence, des informaticiens locaux ont développé leur propre codage pour l'écriture birmane, un codage connu sous le nom de Zawgyi-One, qui n'est pas compatible avec la plupart des terminaux actuels (ordinateurs, smartphones, tablettes…) sans le recours à un logiciel plug-in spécifique. Avec pour effet collatéral de rendre de nombreux textes et documents en birmans inaccessibles pour un utilisateur lambda hors du pays et encore bien plus de textes et documents tout aussi inaccessibles pour les Birmans faute de pouvoir lire la manière dont ils sont codés. Derrière toute cette technique, c'est donc de l'accès à toutes les ressources du web qu'il est question, d'éducation et d'ouverture d'esprit. Il s'agit aussi de culture et de paix car Zawgyi-One permet l'usage des caractères birmans mais pas de ceux associées à d'autres langues vernaculaires locales du pays, un sujet ethnique important.
La décision de passer du Zawgyi-One à l'Unicode n'a donc rien d'anodin et est même cruciale. Mais ne va pas se faire sans quelques soucis. Car les téléphones ou ordinateurs un peu âgés ne supportent pas le système Unicode actuel – la version 12.0 – et l'obligation pour toutes les organisations officielles d'avoir recours à Unicode va donc priver dans un premier temps environ 10 à 15% des utilisateurs des textes qu'ils pouvaient lire auparavant. Depuis ce matin, certains regardent leur écran rempli de signe incompréhensibles là où hier encore il s'agissait juste d'un message envoyé par un ami par MPT, Ooredoo, Telenor ou Mytel. Car tous les opérateurs de télécommunications sont passés à Unicode, tout comme les fournisseurs de contenus et tous ceux dont les technologies de l'information sont la clef de leurs activités. Dans un pays dont 90% des terminaux fonctionnaient uniquement avec Zawgyi-One, cela va faire du monde à protester ou ne pas comprendre.
Alors bien sûr la transformation s'est faite progressivement en interne – par exemple, en théorie l'ensemble des structures gouvernementales officielles ont opéré la transition depuis avril dernier – et une campagne d'information a été lancée par les autorités et par les opérateurs à destination du grand public (mon téléphone reçoit 3 messages par jour à ce sujet) mais dans un pays dont la culture numérique est extrêmement limitée (la plupart des Birmans utilisent les termes ‘Facebook' et ‘internet' comme des synonymes), le passage ne va certainement pas se faire en douceur et la multitude de boutiques de téléphonie et de services associés peut se frotter les mains. Certains informaticiens évoquent plusieurs années, d'autres quelques mois… Et pour l'instant personne ne dit ce que vont devenir les documents aujourd'hui stockés en système Zawgyi-One et qui seront bientôt illisibles.