Dans les eaux transparentes de l’archipel des Mergui, les Moken, des nomades marins, continuent de pêcher en apnée, lance à la main, tout comme leurs ancêtres. Leur particularité ? Ce sont des nageurs d’exception et ils peuvent même… voir sous l’eau.
À l’origine
Si l’on en croit les vieilles légendes, les Moken sont condamnés à vivre sur l’eau. Aujourd’hui, ils ne seraient plus que 3.000, dispersés au large des côtes du Tenasserim. Selon la légende, c’est une faute originelle qui les aurait condamné à un environnement marin. Et une fois de plus, comme le raconte l'histoire de Gaman et Sibian, c’est l'amour qui a chamboulé la destinée des hommes. Gaman, un Musulman Malais, était l'époux de la reine Sibian. Le malheur voulut qu'il tombe amoureux de sa jeune belle-sœur, Kèn… Furieuse et blessée, la reine Sibian les punit en leur interdisant désormais de vivre à terre. Sur ordre de Sibian, Kèn fut donc immergée à tout jamais ("lemo kèn") et obligée à construire des bateaux à coque monoxyle échancrées à la poupe et à la proue. Cette punition royale pèsera lourd dans la destinée des Moken, mais elle offrira aussi une référence identitaire commune aux membres de la nouvelle société nomade: est Moken celui qui accepte son nom et construit des embarcations selon les indications de Sibian. Ce drame incestueux est au cœur de l’identité Moken. En tombant dans la mer, Kèn deviendra le symbole de l'ethnie enfin libérée de son attache terrestre incarnée par Sibian. D'un impossible retour à la terre aussi, même si cette terre demeure symboliquement présente dans la société́ sous la forme d’ignames et autres nourritures traditionnelles. Dans le mythe, Sibian et son peuple sont présentés comme des sédentaires sauvages, alors que Gaman apparait comme un nomade civilisé. En emportant le riz dans leurs pérégrinations, les Moken emportent la civilisation. La société Moken établira alors une redistribution des termes et, avec le riz, deviendra nomade et civilisée. S'en allant avec les Moken dans les îles de l'archipel des Mergui, Gaman devient l'image du riz emporté par une population qui refuse l'agriculture et la sédentarité́, mais non pas la consommation de plantes cultivées, concession faite aux peuples dominateurs pour qui le riz représente la civilisation.
La mer a toujours été leur élément et leur moyen de subsistance: les poissons et les crustacés pour se nourrir et les perles, en bonus, pour être revendues en échange de carburant et de riz. En laissant la culture du riz aux autres, les Moken affichent leurs spécificités. Mais au fil du temps, leur mode de vie a été chamboulé par l'utilisation de la dynamite et de chalutiers, qui raclent le fond des mers. Vivant pour la plupart en dessous du seuil de pauvreté absolue, apatrides et avec un accès restreint au marché du travail, les jeunes Moken ont commencé à plonger dans la région pour des compagnies de pêche dès les années 1990. Et ils ont continué après leur sédentarisation sur ces îles, forcée par l'ancienne junte. Leur capacité à descendre en apnée à des dizaines de mètres de profondeur est utilisée aujourd'hui pour la pêche à l'explosif ou pour dénicher des concombres de mer, destinés à être exportés vers le voisin chinois.
La pêche à la dynamite est courante, mais c’est un travail risqué et illégal. Certains utilisent des tubes en plastique reliés à des compresseurs d’air, mais beaucoup descendent sans équipement. Attirés par un salaire alléchant (un plongeur peut gagner en moyenne plus de 100 dollars en une nuit alors que le salaire journalier est d'environ 3 dollars sur les îles), ils sont toujours nombreux à accepter de descendre.
Une population en voie d’extinction
Selon les experts, la population Moken est tombée à 2.000 ou 3.000 personnes, contre 5.000 il y a quelques années. Une des raisons principales de ce déclin : les nombreux décès liés à des overdoses et des accidents causés par la dynamite. La réduction des réserves de poisson a également été catastrophique pour cette ethnie. D'après une étude norvégienne effectuée dans l'archipel des Mergui, entre 1980 et 2013, 90% de la biomasse des poissons d'océan a disparu à cause de la pêche intensive. En plus des larges chalutiers, 8.000 petits bateaux de pêche sont présents dans ces eaux.
Un vrai danger pour les Moken, déjà de plus en plus nombreux à se détourner de leur mode de vie ancestral. Pour preuve : depuis une décennie, personne n'a construit un kabang, le bateau traditionnel fait de bois sur lequel ces nomades passaient autrefois leur vie...