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Astres et boucliers magiques galvanisent les hommes de pouvoir thaïlandais

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Pierre QUEFFELEC - Etal d'amulettes sur l'avenue Saphan Kwai (Bangkok)
Écrit par Eric DESEUT
Publié le 20 octobre 2013, mis à jour le 15 février 2022

Si le ciel n'est pas tombé sur la tête du gouvernement thaïlandais le 8 octobre dernier ce ne serait que partie remise. Les astrologues ne désarment pas et promettent une apocalypse politique fin novembre pour les uns, mi-décembre pour les autres. Pendant ce temps, les hommes de pouvoir s'immunisent derrière des boucliers magiques sans négliger ceux des forces de sécurité. Ce ballet ésotérique n'a rien d'incongru dans un pays où les forces invisibles sont régulièrement invoquées sans fausse pudeur par les acteurs de la sphère politique ? quand elles ne sont pas mises au service de la méthode Coué.

Clemenceau, Poincaré ou Jaurès se croisaient déjà dans le cabinet de la fameuse chiromancienne, Madame Fraya, avant que François Mitterrand ne consulte régulièrement son astrologue favorite Élisabeth Tessier. Des relations particulières conduites sous le sceau d'une certaine discrétion, car même si 30 à 40% des Français accordent aujourd'hui du crédit à l'astrologie (cf CNRS), la pratique a longtemps été répréhensible en vertu d'un article du Code pénal de 1832. Rien de tel en Thaïlande où la carte du surnaturel est brandie sans vergogne par les politiciens.

Tout récemment, un député du principal parti d'opposition a vaillamment enfourché son cheval de bataille favori pour annoncer de sérieuses perturbations politiques. Celles-ci devaient s'amorcer aux alentours du 8 octobre pour culminer le 26 novembre. Aspirant bien connu au statut d'astrologue expert, Boonlert Pairin a interprété le mouvement des astres pour prédire "un grand chaos à Bangkok". Et le porte-parole du parti rival Puea Thai actuellement aux affaires a jugé nécessaire de monter au créneau en indiquant que son camp n'était nullement intimidé. Pour faire bonne mesure, Prompong Nopparit a écarté l'idée d'une cérémonie vouée à conjurer le mauvais sort ? sans aller jusqu'à interdire à ses troupes d'y sacrifier à titre personnel (cf Khao Sod).

Des ambitions prises au piège de l'astrologie

Conforté par le pouvoir des urnes, le porte-parole du parti Puea Thai a aujourd'hui beau jeu de balayer ces néfastes prédictions en les qualifiant de "non scientifiques". Le mentor du parti en personne, Thaksin Shinawatra, constitue pourtant le meilleur exemple de l'attraction qu'exerce l'astrologie sur les hommes politiques du royaume, selon les universitaires Pasuk Phongpaichit et Chris Baker. "Il a sollicité plusieurs astrologues. Il les a comblés de cadeaux. Il en a parlé ouvertement dans le cadre de ses discours et programmes radiophoniques. Ses déclarations publiques au sujet de l'astrologie participaient de ses efforts pour construire son image de puissant leader politique", écrivent les deux spécialistes de la politique thaïlandaise en rappelant l'étroite association de l'astrologie avec le pouvoir royal (1). À la cour d'Ayutthaya, le maître des astrologues appartenait au cercle restreint des ministres les plus titrés.

Thaksin et son épouse ont notamment consulté le fameux Warin Buaviratlert, dit "Astrologue Warin", à Chiang Mai avant que celui-ci ne devienne la coqueluche des militaires de haut rang au point de bénéficier de la protection des Forces spéciales. Le magnat des télécommunications s'est ensuite tourné vers une voyante birmane connue sous le nom de "E.T." qui a récemment inspiré une série télévisée (cf lepetitjournal.com/bangkok). Et lorsque l'horizon s'est assombri en 2006, c'est déjà le parlementaire-astrologue Boonlert qui a expliqué à Thaksin comment l'éclipse de Mercure par Rahu expliquait son revers de fortune.

Le surnaturel à la rescousse

Le porte-parole du Puea Thai a bonne mémoire et maitrise l'art de déprécier un témoignage encombrant. Cet avocat de carrière sait bien que l'astrologie s'appuie sur l'observation objective du mouvement des astres dont seule l'interprétation peut être contestée. Las?! Dans ce cadre encore trop rigide, les possibilités d'influer sur le cours des choses sont encore trop minces. Et c'est bien l'inconvénient majeur de l'astrologie, selon Pasuk Phongpaichit et Chris Baker. "Si les politiciens veulent accroitre leur pouvoir et améliorer leurs perspectives de carrière, ils ont besoin d'autres méthodes". Ils se tournent donc vers le surnaturel ou saiyasat(2) : "un complexe mélange de croyances qui ont fusionné de façon unique dans la tradition thaïlandaise". Pétri d'influences hindouistes, animistes et de pratiques ascétiques, le recours au saiyasat permet de rallier le concours des esprits. Le port des amulettes chéries par de si nombreux Thaïlandais constitue la manifestation la plus courante de coutumes plus proches du bouddhisme et moins élitistes que l'astrologie longtemps restée l'apanage des monarques. Dans l'extrême sud du royaume éprouvé par les attaques de la rébellion séparatiste certains officiers prennent personnellement l'initiative de doter leurs hommes des talismans adéquats. Jusqu'au début du XIXe siècle la pratique était institutionnalisée puisque le ministère de la Défense disposait d'un service spécialisé dans la fabrication d'objets protecteurs : amulettes, suites de chiffres magiques ou symboles sacrés imprimés sur des étoffes.

Des amulettes et un éléphant en robe de mariée

Certaines tactiques sont plus surprenantes. Lorsque le général Chavalit Yongchaiyuth devint premier ministre en 1996 son épouse ne se déplaça plus sans un drôle de jouet : un éléphant en peluche affublé d'une robe de mariée, d'un diamant en sautoir et de boucles d'oreilles. Khunying Louis appliquait une prescription de son conseiller spirituel pour préserver son mari des forces du mal. En 2008 un retour du général sur le front politique à la faveur d'une nomination au poste de vice-premier ministre ne manquera de provoquer une nouvelle apparition remarquée de sa dévouée épouse, en compagnie d'un éléphanteau cette fois bien vivant pour une cérémonie à Ayutthaya.

Dans un registre moins burlesque, Sondhi Limthongkul, virulent leader du mouvement des chemises jaunes, n'a pas hésité à assigner une étrange mission à un groupe de femmes. Il s'agissait d'épandre des serviettes hygiéniques usagées sous la statue équestre du roi Rama V (cf asiancorrespondent.com). Il en fit fièrement le récit à l'occasion d'un meeting public retransmis sur la chaine ASTV. Le stratagème devait contrer les menées subversives de "disciples khmers" visant à saboter le pouvoir protecteur de la nation.

Sondhi tirait parti d'une croyance répandue dans l'opinion thaïlandaise qui attribue des dons particuliers aux voisins cambodgiens dans le domaine de la magie noire. Une ascendance khmère participe ainsi de l'aura de l'homme fort de la province de Buriram dans le nord-est. Le politicien Newin Chidchob est craint bien qu'il ne se soit jamais targué de talents particuliers. Après l'avoir arrêté pour cause d'association avec Thaksin dans la foulée du coup d'État de 2006 les militaires l'ont obligeamment ramené à son domicile ? mais en sous-vêtements. Un officier supérieur avait donné l'ordre de chercher et de confisquer ses amulettes pour anéantir son pouvoir.

Les pronostics menaçants du député d'opposition en panne de confiance peinent à masquer le fantasme d'une prophétie autoréalisatrice. Il semble d'ailleurs que les génies de la méthode Coué aient miraculeusement galvanisé les opposants au régime. À la veille du fatidique 8 octobre les militants d'une coalition anti gouvernementale ont quitté leur sanctuaire du parc Lumpini pour lancer une offensive devant les bureaux du premier ministre. Bien que son porte-parole se soit employé à dénigrer les sombres prophéties, le gouvernement a tout de même pris ses précautions en mobilisant pas moins de 12.000 policiers antiémeutes pour contrôler ces quelque 250 irréductibles opposants à la réforme constitutionnelle (cf Bangkok Post). La mise en ?uvre de la loi sur la sécurité intérieure a précipité la division des manifestants qui ont finalement migré hors du périmètre interdit.

Boonlert Pairin pourra tout de même trouver réconfort chez le président de l'association d'Astrologie. Selon Pinyo Pongcharoen, si le gouvernement est parvenu à surmonter l'échéance du 8 octobre il reste cependant en sursis. Un nouveau risque d'apocalypse le menacerait entre le 10 et le 13 décembre.
NOTES:
(1) "The spirists, the stars, and Thai politics" Siam Society, conférence du 2 décembre 2008.
(2) Le mot saiyasat est aujourd'hui communément utilisé pour désigner les pratiques surnaturelles. Il est tiré d'une racine issue du pâli signifiant "expertise supérieure".
E.D. lundi 21 octobre 2013

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