Le projet d’une double voie de sept kilomètres le long du fleuve Chao Phraya porté par le chef de la junte devrait altérer à jamais l’un des derniers endroits de Bangkok où se trouvent encore des communautés au mode de vie inchangé depuis 50 ans. La résistance s’organise…
On savait qu’il n’était pas vraiment un chanteur, on sait maintenant qu’il n’est pas non plus architecte, encore moins urbaniste. En octobre dernier, le Premier Ministre de Thaïlande et chef de la junte au pouvoir, le Général Prayuth Chan-O-Cha approuvait sans sourciller un plan qui avait été rangé aux oubliettes : celui de construire une voie le long du fleuve Chao Phraya à Bangkok. Une voie pour les piétons et les vélos, longue de 7 km installée de part et d’autre du fleuve entre le pont de Pinklao et celui de Rama VII, à la limite entre Bangkok et la province de Nonthaburi.
Idée plutôt séduisante diriez-vous ? Oui en paroles. Qui pourrait en effet s’insurger contre une initiative si heureuse qui doit permettre non seulement aux badauds mais également aux cyclistes de déambuler et de pédaler le long d’un fleuve qui, il faut bien avouer, n’offre que trop peu d’espaces publics aux habitants et visiteurs de la métropole thaïlandaise?
Sauf qu’il y a un petit hic : le projet tel qu’envisagé par le Premier Ministre est basé sur une idée, vieille d’une vingtaine d’années.
"A l’époque, le gouvernement envisageait la construction d’une voie rapide de circulation pour les voitures le long du fleuve, mais montée sur pilotis car les terrains étant privés, personne ne souhaitait les vendre dans ce but", raconte Yossapon Boonsom, Directeur de Shma Designs et architecte paysagiste de profession. L’homme est aussi à la tête d’une association "Friends of the River" qui se bat en fait pour que l’on respecte le fleuve et ses communautés.
En avril, Bangkok a découvert avec surprise la future voie pour piétons et cyclistes dont les travaux doivent démarrer en juin 2016 au lieu de janvier comme prévu initialement selon une toute dernière annonce faite lundi par le vice-Premier ministre Prawit Wongsuwan.Montée sur des pylônes de béton enfoncés dans le fleuve, la voie qui accueillerait les vélos, selon le plan du Premier Ministre, aurait en fait une largeur similaire à celle d’une voie express, soit 19,5 mètres de large de part et d’autre du fleuve. Posée à une hauteur de 3,25 mètres et entourée de barrières, la future voie obstruerait de fait la vue sur le fleuve – occultant ainsi les maisons. Mieux encore, elle obstruerait la vue sur le fleuve pour les communautés riveraines, leur donnant l’impression de vivre à l’ombre d’une autoroute.
La réaction des Bangkokois ne s’est pas fait attendre. Au Bangkok Art and Cultural Centre, une exposition photos avec des images de synthèse décrivant le projet a fait l’unanimité… contre. Sur des post-it gracieusement mis à la disposition des visiteurs, on pouvait lire des commentaires tels que "Stop !" ; "Hors de question ce projet qui détruit l’environnement" ; "Qui souhaite ce projet : le gouvernement ou le peuple ?"
"On est surpris en effet de l’absence de toute concertation, notamment avec les communautés vivant le long du fleuve ; il n’y a pas eu le moindre concours pour sélectionner des architectes ; on est enfin surpris qu’aucune étude d’impact sur l’environnement n’ait été jusqu’à présent menée, même si maintenant, une étude a été initiée", raconte Yossapon Boonsom. "On sait par exemple que les pylônes risquent de bloquer les accès au fleuve et accélérer le débit de l’eau. Avec pour conséquence une montée des eaux encore plus élevée en cas d’inondation", précise encore l’urbaniste.
En fait, l’absence de plan urbain public est un véritable casse-tête pour les urbanistes. "Tout est ici sous influence du secteur privé qui ne voit généralement dans tout projet qu’un développement commercial. Les communautés alentour, l’impact environnemental, l’esthétisme des structures, sont généralement le moindre des soucis du secteur privé. Surtout quand l’autorité tutélaire (ndlr : la ville de Bangkok) fait défaut", indique encore Yossapon Boonsom.
Pourtant, la levée de boucliers contre le projet a déjà eu une première conséquence : une étude sur l’impact environnemental a bel et bien été lancée et prendra six à sept mois avant qu’une conclusion ne soit rendue. "Je rêverais aussi que les communautés soient d’avantage impliquées, qu’on leur demande ce qu’elles souhaiteraient le long du fleuve. C’est ce à quoi nous nous employons à "Friends of the River", et nous allons continuer à informer les gens et organiser des réunions et débats avec la population pour leur faire d’avantage prendre conscience de la teneur du projet", souligne Yossapon Boonsom.Début août, des débats ont eu lieu avec le ministère des Transports dans le cadre d’un projet encore plus vaste qui prévoit deux fois 70 km de "front de fleuve" depuis Pathum Thani jusqu’à l’embouchure du Chao Phraya à Samut Prakan. Des plans de développement alternatifs ont été avancés prévoyant une intégration douce des paysages historiques, la création de terrasses ou de parcs le long du fleuve ou la conversion de voies existantes dans le futur parcours au sein de Bangkok. "Le tout est de préserver l’habitat et le mode de vie des communautés qui vivent depuis des siècles autour du Chao Phraya", insiste Yossapon Boonsom.
Pour le jeune architecte, "il faut ramener ce projet dans la réalité du fleuve, dans la perspective de ses habitants. Ainsi on pourra vraiment parler d’un projet fait au nom de la communauté pour qu’elle se réapproprie enfin ce fleuve, symbole pendant plus d’un siècle et demi de la prospérité de Bangkok".