À toute heure du jour et de la nuit, on s'y ravitaille en chocolats, cigarettes, bonbons, glaces, magazines, câbles USB, ballons pour enfants, boissons fraîches ou encore - et à voix basse - en préservatifs. Quel est cet endroit magique, ce joyeux bric-à-brac qui émaille toute la Grèce depuis plus d'un siècle ? C'est le periptero, kiosque aux mille trésors de la vie quotidienne grecque, un lieu hélas menacé...
Des débuts sobres...
À la fin du XIXe siècle, l’État grec octroie pour la première fois de petits kiosques de rue aux blessés de guerre. De Nauplie à Athènes, la compensation est bienvenue : les personnes mutilées ou handicapées sont alors très nombreuses – et le seront encore longtemps - en ces temps belliqueux (guerre avec l'Empire ottoman, guerre des Balkans, puis deux Guerres mondiales et une guerre civile). Ce commerce, placé sous l'égide du Ministère de la Défense, leur assure alors un mode de subsistance, ainsi qu'à leurs familles, lesquelles peuvent hériter de la licence d'exploitation du kiosque à l'éventuel décès du vétéran.
Le periptero se montre alors dans son plus simple appareil : minuscule, il se contente de vendre du tabac et des journaux en à peine 1 mètre carré. La Grèce produit en effet du tabac, dont l’État, tout en faisant œuvre sociale, souhaite tirer des revenus, auparavant captés par des marchands ambulants. Quant à la presse, elle revêt une importance capitale ; elle informe les citoyens de l'évolution de la guerre, des avancées de l'armée et de la situation géopolitique du pays. La mise en avant des unes de journaux, suspendues le long des kiosques, devient essentielle dans la vie de la société grecque ; unique mode d'information, la presse est attendue avec avidité. Le periptero est déjà entré dans l'âme grecque et scande le pouls du pays.
… au kaléidoscope de produits et de services.
Par la suite, dès les années 40, les confiseries font leur apparition sur les étals des periptera, talonnées par glaces et boissons fraîches. Dans le port du Pirée, les premiers kiosques, qu'en suivront des milliers, viennent en effet de se doter de réfrigérateurs. Ils inaugurent une nouvelle ère dans le commerce de rue. Les entreprises grecques ION et IVI peuvent alors distribuer chocolats, chewing-gums et boissons dans tous les periptera. Chacun y trouve son compte.
Entre publicités et bonbons emballés, le periptero s'est paré de couleurs. Mais on y trouve aussi, en ces années d'après-guerre, un téléphone noir. Appareil indispensable, ce téléphone relie les familles et les proches entre eux, à une époque où les lignes personnelles sont plutôt rares. Le kiosquier prend souvent des messages qu'il transmet à ses clients ; le voilà intronisé dans le giron familial. Son rôle est crucial dans la société grecque ; en de sombres périodes, il peut d'ailleurs s'avérer ambivalent, tant il en sait sur chacun : choix des journaux, fréquentations, vie privée...
Aujourd'hui encore, le peripteras (le kiosquier) en sait long sur son quartier et peut vous être d'une aide précieuse. Vente de logement dans les environs, job étudiant, orientation, adresses, vous avez devant vous une véritable encyclopédie locale. Le téléphone noir, lui, a disparu, remplacé par des cartes de crédit téléphoniques.
Il est amusant de noter que le periptero, tel un poisson-pilote accolé à son quartier, s'adapte à son emplacement. Proche d'un parc, il met en vente des jouets, des ballons, des jeux d'extérieur. Dans un port, il propose des articles de voyage, de petits kits de dentifrice, des bagages à main. Il n'est jamais en reste.
Fil à coudre, aspirine ? Il peut être le phare dans la nuit de vos tracas. Ainsi, Philippos, qui habite Exarcheia, s'est vu sauvé d'une migraine nocturne par un periptero ouvert très tard, deux jours avant que nous ne le rencontrions dans la rue. A côté de lui, Spiros, jeune homme pressé, nous déclare consulter les unes sportives qui flottent au vent.
Le periptero, un destin grec
Partie prenante des grands événements, le periptero a connu de belles heures. Il s'est adapté et a suivi la marche technologique du monde. Il a écouté ses clients, identifié des besoins nouveaux et s'est achalandé en conséquence. Malheureusement, cet emblème de la vie grecque, lieu de halte, de discussions plus ou moins enflammées, jonction entre l'intime et l'extérieur, connait, à l'image du pays, des difficultés croissantes depuis une dizaine d'années.
En premier lieu, la crise a balayé des milliers de kiosques : fiscalité lourde (taxation sur le tabac la plus élevée d'Europe) et baisse générale du pouvoir d'achat ont eu raison de plus de 5000 periptera en Grèce. En 2019, on ne dénombre plus que 5500 kiosques dans tout le pays, dont 1700 en Attique et 500 à Athènes. D'autre part, depuis des lois entrées en vigueur entre 2014 et 2015, l'administration des licences et l'octroi des kiosques sont devenus sévères et on tend plutôt à supprimer ceux qui ont été désertés qu'à leur trouver repreneur. Les municipalités, qui en 2012, ont hérité de la gestion des periptera, dépendant désormais du Ministère de l'Intérieur, ont aujourd'hui le droit de ne pas reconduire une licence arrivée à son terme, ce qui précarise le métier.
Un métier que Giorgos, peripteras de la Place Victoria, considère comme difficile. Sans acrimonie, avec résignation, le petit homme aux yeux bleu clair évoque les nombreuses heures passées derrière son comptoir (18 heures d'ouverture quotidiennes) pour un salaire considérablement amoindri en 19 ans de vente. Taxes et prélèvements très élevés couplés à la concurrence impitoyable des supermarchés ont tronqué ses revenus. Il s'estime pourtant chanceux d'avoir un emploi. "Mais travailler 18 heures par jour pour si peu, est-ce bien nécessaire ?", dit-il en levant les yeux.
L'air du temps
Il faut dire que le peripteras est plutôt seul à bord. Il existe bien une organisation apparentée à un syndicat, la Fédération Panhellénique des Ouvriers du Tabac, mais celle-ci se heurte à de nouveaux mots d'ordre. Dans les municipalités, on parle aujourd'hui de fluidifier la circulation sur les trottoirs et de sécuriser l'espace public.
Le dynamique Theodoros Mallios, représentant de la Fédération depuis 26 ans, comprend le point de vue des autorités mais défend une solution intermédiaire, un compromis qui ne verrait pas réduire encore comme peau de chagrin les revenus de ses collègues. Une solution encore à trouver...
L'heure est toutefois bel et bien au minimalisme et à l'accélération du mouvement jusque dans les déplacements piétons. Dans ce contexte, évidemment, le periptero joufflu, débordant, qui envahit le trottoir comme un gros jouet, semble obsolète aux yeux du monde pressé.
Des pistes de réflexion pour l'avenir
Toutefois, la Grèce ne semble pas prête à abandonner ses chers periptera aux griffes de la crise ou des aficionados du minimalisme. En témoignent la masse de réactions et de commentaires désolés lorsqu'un kiosque disparaît. Les créateurs s'emparent aussi du sujet. Reportages, documentaires et interventions artistiques sont à l’œuvre.
Quant aux kiosquiers, depuis longtemps fédérés sur un plan national, ils s'organisent désormais à échelle européenne. Leur président fraîchement élu, Peter Schweinschwaller, autrichien, est attendu dans le courant de la semaine prochaine en Grèce, où il viendra collecter des informations et sonder ses confrères.
Theodoros Mallios, qui le recevra, estime que le salut peut aussi provenir de l'ingéniosité du kiosquier. Si celui-ci est à l'affût des nouveautés susceptibles de « faire un tabac » (comme les hand spinners en leur temps), s'il cherche l'originalité et se compose un periptero unique, peut-être aura-t-il de nouvelles perspectives de réussite. "Ce petit achat spontané que l'on fait en passant, ajoute-t-il, est irremplaçable. Il n'a pas d'équivalent." Pas de file d'attente, une gratification immédiate, un chemin pas même détourné : aussi simple qu'une poignée de main...
Sur un plan historique, le kiosque grec a une courte existence. Pourtant, il est devenu partie intégrante de la société dont il se fait le miroir. Comme elle, il doit faire face à de nouveaux enjeux globalisés. Comme elle, il veut continuer de représenter un art de vivre grec. Gardons à l'esprit que les periptera sont autant de trêves dans la marche d'un monde vorace. À nous aussi, passants, de soutenir leur existence.
Sources : Confédération européenne des détaillants en tabac, Chambre de commerce d'Athènes, iefimerida, ekathimerini