Édition internationale

LE JOUR DE LA LIBERTE - Rencontre avec Seweryn Blumsztajn de Gazeta Wyborcza

Écrit par Lepetitjournal.com Varsovie
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 14 novembre 2012

 

A l'occasion de l'anniversaire du 4 juin 1989, Lepetitjournal.com est parti à la rencontre de Seweryn Blumsztajn. Opposant historique au régime communiste, il évoque avec nous ces premières élections libres et leur résonance dans la société polonaise...

Seweryn Blumsztajn est né en 1946 à Wroc?aw. Etudiant à Varsovie, il devient un opposant politique au régime avant de connaître la prison et de subir les répressions antisémites organisées par le pouvoir. Blumsztajn participe dans les années 70 à la création du Comité de défense des ouvriers (le fameux KOR) puis à l'aventure Solidarno ?? en 1980. Il est notamment le pilier de l'organe de presse du mouvement. L'Etat de guerre le surprend alors qu'il est en visite en France. Ne pouvant rentrer en Pologne il devient, par la force des choses, le représentant du mouvement à l'Ouest. En 1989, Seweryn Blumsztajn est de retour en Pologne avec la chute du communisme. Il est l'un des créateurs et dirigeants du quotidien Gazeta Wyborcza (centre-gauche). En 2002 il prend la tête de la rédaction de l'édition locale de Cracovie puis de Varsovie (2006), fonction qu'il occupe encore aujourd'hui.

Lepetitjournal.com : A l'occasion du 22e anniversaire des premières élections législatives libres en Pologne, LePetitJournal.com de Varsovie voudrait rappeler à ses lecteurs ce qui s'est passé à l'époque, et demander à vous, témoin et acteur de cette révolution pacifique, comment vous jugez les changements survenus.

Seweryn Blumsztajn : Tout d'abord une précision : je n'étais pas acteur des événements, j'étais en France à ce moment-là. Supporteur, c'est le mot qui convient.

Comment avez-vous ressenti la victoire de Solidarno?? ? Quelles étaient les réactions autour de vous ?
Comment dire ça ? C'était fantastique. Je ne sais pas si on peut comparer ce qui s'est passé alors à quelque chose de connu. Une révolution, mais une révolution de velours, sans effusion de sang, sans frais. Une victoire que nous partagions aussi (je suis de ceux qui n'ont pas la vision en noir et blanc de la situation) avec nos adversaires. Les dirigeants du Parti, Kiszczak et Jaruzelski, au nom de la raison d'Etat, en patriotes polonais, ont beaucoup fait, sans hésiter à recourir à des stratagèmes risqués, pour mettre l'appareil politique de leur côté. C'est difficile de comprendre tout ceci, de faire la part des choses sans revenir aux années 50 où l'ordre du monde paraissait immuable et l'Union soviétique éternelle. Kiszczak et Jaruzelski étaient les enfants de ce système, pourtant ils ont osé. Après tellement de choses ont changé. La chute du mur a détruit l'ordre ancien. Sur ce fond de bouleversement général, les événements en Pologne ont pris toute leur importance.

(Au fur et à mesure qu'il évoque cette époque, Seweryn Blumsztajn s'anime, il devient presque volubile, son visage s'illumine).

Vous rappelez-vous d'un moment particulier ?
Je suis revenu en Pologne le 21 août. Je me souviens d'une soirée chez Jacek Kuro? (ancien président du KOR) avec Jeffrey Sachs (économiste américain), on refaisait le monde. Avant, dans les années 60, on menait aussi ce genre de discussions mais dans une ambiance de non-sens, vouloir changer la donne paraissait absurde. Là, tout était soudain possible, les conséquences de nos actes devenaient imprévisibles ; je pouvais écrire un éditorial qui ferait tomber un gouvernement... Du jour au lendemain, on pouvait être projeté au sommet de la pyramide sociale, quelqu'un qui n'avait aucune compétence particulière mais qui parlait anglais devenait directeur de banque... Avant, les gens ne prenaient pas d'initiatives, tout paraissait perdu d'avance, il n'y avait pas de viande dans les magasins, pas de papier toilette, c'était comme ça, la fatalité. Et tout à coup la viande est réapparue, par camions entiers, et le papier toilette aussi en quantité insoupçonnable. On croyait rêver.

Etes-vous déçu aujourd'hui, compte tenu des énormes espoirs du passé ? Votre déception actuelle est-elle à la mesure de votre enthousiasme ?
Déçu, non, pourquoi serais-je déçu ? Nous venons de vivre les 20 meilleures années de la Pologne. Les changements sociaux se font lentement et difficilement et, en règle générale, les Polonais montrent beaucoup de maturité. La société civile s'est rapidement formée. Il suffit d'observer, comme j'ai l'occasion de le faire en travaillant dans l'édition locale de Gazeta Wyborcza, le foisonnement des syndicats de copropriété. Pour apprendre à résoudre ensemble des problèmes communs, les Polonais sont à bonne école.

Ce que je regrette en revanche, c'est la renaissance des nationalismes, mais n'est-ce pas partout pareil ? A ce propos, les électeurs de PIS (Droit et Justice) ne sont pas seulement, comme on l'entend dire souvent, des exclus du système libéral. Ce sont des frustrés au sens large du terme, des frustrés de la vie qui change trop vite. La vision de l'Europe chère à mon c?ur s'éloigne...

La Pologne a beaucoup changé en 22 ans, et les Polonais ?
Ce qui change la Pologne change aussi les Polonais. Beaucoup de mythes se sont avérés faux. Contrairement à ce qu'on croyait, les Polonais sont entreprenants, énergiques, ouverts au monde. Il y a vingt ans, personne ne connaissait le mot sushi, maintenant les businessmen à la nuque épaisse déjeunent quotidiennement dans ces restaurants qui n'ont plus rien d'exotique. A la campagne on construit à tout va, des trottoirs, des terrains de sport, les gens partent à l'étranger et reviennent avec la volonté de changer des choses. Les jeunes Polonais sont très différents de leurs aînés, je l'ai observé pendant la discussion sur l'antisémitisme autour du livre Strach (La peur) de Tomasz Gross. Les vieux Polonais mettent en avant le contexte historique, les clichés, les jeunes n'ont rien à faire du passé.

Après sa défaite aux élections présidentielles de 1990, Tadeusz Mazowiecki aurait dit avec amertume que « le peuple chez nous est incroyablement inculte ». Il avait à l'esprit la confiance aveugle accordée par les électeurs à Stan Tymi?ski. Toutes proportions gardées, défendriez-vous le peuple polonais, ou plutôt ses politiciens ?
Les Polonais incultes ? Mal éduqués, pleins de complexes, c'est vrai. Mais ils apprennent vite.

D'où vient, chez les Polonais, ce désintérêt pour la chose publique ? Les Polonais sont-ils les enfants ingrats de cette démocratie du 4 juin 1989 ?
Historiquement, les Polonais ne font pas confiance à la politique : depuis trop longtemps elle s'est faite au-dessus de leurs têtes. Les années 80-90 font l'exception, la politique c'était des grands hommes, des autorités. Maintenant, il y a tant de changements incessants, et ça n'inspire pas non plus confiance. Et depuis que les médias s'en mêlent, la politique ne véhicule plus aucun système de valeurs. Je doute que cela puisse changer rapidement. Mais ça ne gêne pas le développement de la société civile.

Obama vient de saluer la Pologne comme un modèle de transition démocratique. En quoi cette transition est-elle exemplaire ? Ce modèle est-il exportable dans le monde arabe ?
Le modèle polonais a deux aspects : universel (la violence est coûteuse, la vengeance compromet l'issue du conflit...) et local, très important, qui concerne la qualité des élites. Les pays arabes peuvent certainement s'inspirer des idéaux de la révolution polonaise, le reste dépend du niveau de leur organisation...

Vous avez dit un jour : "Etre journaliste, c'est vouloir améliorer le monde. Comme les solutions aux problèmes internationaux sont trop compliquées pour moi, je préfère le journalisme local. J'ai l'impression d'avoir des réponses...». Avez-vous toujours le même regard sur le journalisme ?
Je pars bientôt à la retraite, il est un peu tard pour améliorer le monde. Mais je prends toujours un grand plaisir à travailler dans l'édition locale de Gazeta.

Vous avez vécu en France. Avez-vous une relation particulière avec ce pays ?
J'avais 35 ans quand j'ai quitté la Pologne pour la première fois. La France c'était la découverte d'une autre civilisation, de la démocratie et d'une certaine culture culinaire. Grâce à la France et à son attachement à "l'impérialisme", qui est visible dans la relation des Français avec leurs hommes politiques (comme De Gaulle ou Mitterrand), cela m'a permis de mieux comprendre la Russie. Et puis le pays est tellement beau. Mais je n'aime pas particulièrement Paris, son côté haussmanien, démesuré, inhumain. Par contre, j'ai de l'affection pour le 19e et le 20e arrondissement où j'ai habité.

Propos recueillis par Anna Kryst et Lamia Mouton, traduction Anna Kryst
(www.lepetitjournal.com/varsovie.html) lundi 6 juin 2011

 

Pour en savoir plus et comprendre cette interview dans son contexte politique, consultez nos articles :
- Les médias polonais sous influence ?
- JARUZELSKI (1) ? Une histoire polonaise
- JARUZELSKI (2) ? Traître ou patriote ?

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Publié le 6 juin 2011, mis à jour le 14 novembre 2012
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