Édition internationale

LA FIANCEE DE BRUNO SCHULZ - Portrait inspiré de la muse d'un génie

Écrit par Lepetitjournal.com Varsovie
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 14 octobre 2015

 

Faire sortir de l'ombre Jozefina Szelinska, la muse de Bruno Schulz, telle est l'entreprise à laquelle se livre Agata Tuszy?ska dans un passionnant portrait « émietté ». À la lisière de la biographie et de la fiction, ce roman d'une vie rend justice de très belle manière à la si secrète fiancée du génie.

Elle et Lui ?  Elle : 28 ans, professeur, cultivée, belle, beaucoup de classe, aimant la littérature et la marche à pied. Lui : 41 ans, artiste tourmenté, dessinateur de croquis bizarres, épistomane, amateur de fantasmes sexuels en tous genres, tendances masochistes et fétichistes certaines. Jozefina Szelinska et Bruno Schulz : la fiancée et le génie. Ils s'aimèrent passionnément, entre 1933 et 1937, à Drohobycz, ville provinciale de Galicie orientale, aujourd'hui située en Ukraine. Bruno était très épris de cette muse, cette déesse (il la surnommait Juna, d'après Junon), voyait en elle « l'être le plus proche » qu'il ait eu sur terre, croyait surtout qu'avec elle, il pourrait enfin former un couple normal.

Mais Bruno ne voulait/pouvait pas se marier. Alors, à 32 ans, quand elle comprit qu'elle ne serait jamais sa femme et la mère de ses enfants, Juna décida de mettre un terme définitif à leur relation. Après une tentative de suicide ratée, elle se réveilla, reprit sa vie, et ne revit jamais « son » Bruno. Quatre ans plus tard, le 19 novembre 1942, l'auteur génial des Boutiques de cannelle était assassiné dans le ghetto de Drohobycz. La nouvelle étoile de la littérature polonaise, le grand écrivain dont Isaac Bashevis Singer estimait qu'il écrivait parfois comme Kafka et parfois comme Proust, mais en mieux, fut froidement exécuté d'une balle dans la tête par un barbare gestapiste. Il avait 50 ans.

Texte hybride, ni tout à fait biographique ni tout à fait fictionnel mais complètement romanesque, le roman de la fiancée de Bruno Schulz s'ouvre sur le deuxième suicide de Juna, suicide réussi cette fois. Antalgiques, somnifères et une bouteille de champagne laissée dans le réfrigérateur pour le lendemain. Le lendemain, jour anniversaire de Schulz : le quatre-vingt-dix-neuvième. La scène est saisissante. On sait d'emblée que l'on a affaire à une histoire de fantôme et de revenant. On comprend que, si Juna a vécu seule, désespérément seule, jusqu'à sa mort, le 11 juillet 1991, elle a en fait passé sa vie « avec » Bruno, poursuivant  de manière fantasmatique leur relation interrompue dans la réalité. La ressassant sans cesse.

Elle et Je ?. Pour inventer l' histoire vraie de Juna, Agata Tuszy?ska fait alterner deux voix narratives. Parfois, c'est « Elle » qui parle et parfois, c'est « Je », les passages d'une voix à une autre se faisant très naturellement au c?ur du texte, parfois au sein d'un même paragraphe, comme une danse fluide. En découle un dialogue permanent : entre Juna et elle-même, mais aussi, en creux, entre Juna et Bruno, entre la muse et l' artiste. Prenant la parole tour à tour, les deux voix de Juna figurent l'absence au c?ur même du roman.

C'est après avoir lu les lettres inédites de Juna à Jerzy Ficowski, biographe à qui l'on doit la sauvegarde et la redécouverte de Schulz, que la romancière décide de la faire sortir de l'oubli. À ce matériau initial, l'écrivain mêle les témoignages recueillis lors d'une enquête minutieuse ainsi que ses intuitions. Fragments, morceaux, bribes ? tout s'entremêle, comme dans la vie. C'est la méthode Tuszynska qui a déjà mis au point son esthétique des « miettes » dans ses ouvrages précédents dont l'excellent Wiera Gran, l'accusée (Wiera Gran, ancienne chanteuse du ghetto de Varsovie, une autre ombre disparue) qui fit scandale lors de sa parution en 2010 en Pologne, en s'attaquant à Wladyslaw Szpilman, l'icône intouchable du Pianiste de Polanski. Et peu à peu, au fil de ce montage subtil, surgit le portrait émietté de la muse de Schulz mais aussi celui du « monde d'hier », celui de Stefan Zweig (suicidé le 22 février 1942 au Brésil) et de Thomas Mann, celui de Rilke et de Freud, celui d'un monde englouti.

« Il faut de l'imagination pour la faire sortir de l'ombre » écrit Agata Tuszy?ska à propos de Jozefina Szelinska dans un texte final en forme de remerciements à tous ceux qui l'ont aidée à mettre la fiancée de Bruno Schulz dans la lumière. En la lisant, on se prend à penser que cette phrase pourrait s'appliquer à chacun des livres de Tuszy?ska tant son ?uvre passionnante se construit, livre après livre, comme une grande enquête menée au pays des ombres.

« Juna, c'est moi ! » n'a pu s'empêcher de penser, suppose-t-on, Agata Tuszy?ska (qui établit d'ailleurs une parenté entre sa Juna provinciale et Mme Bovary) en écrivant ce livre dans lequel elle revient sur deux thématiques très personnelles. La perte de l'être cher, celle de son mari d'une tumeur au cerveau, était en effet le thème central d'Exercices de la perte, paru en 2009. L'autre motif, parcourant cette fois toute l'?uvre, c'est celui de « l'ombre juive », cette ombre que Juna passe son temps à chercher à effacer alors qu'elle ne cesse de la rattraper. Comme Agata Tuszy?ska qui aborde cette question dans Histoire familiale de la peur, comme l'Ida du film de Pawel Pawlikowski, Juna est élevée dans la religion catholique alors qu'elle est juive. « De qui hérite-t-on de la peur ? Se transmet-elle par la généalogie ? Par un ADN israélite ? » s'interroge-t-elle lorsqu'elle est contrainte de démissionner de ses fonctions de directrice à Gdansk, en 1968, alors que la frénésie antisémite s'empare à nouveau de la Pologne.

Et c'est sans doute cette profonde empathie, cette identification d'une femme à une autre qui rend si touchant ce portrait disloqué. En rendant justice à Jozefina Szelinska (dont on apprend, entre autres, qu'elle fut la véritable traductrice en polonais du Procès de Kafka, une traduction attribuée à Schulz), Agata Tuszy?ska impressionne par la vitalité de son écriture. « La vie doit être utilisée de manière créative » aimait à répéter Bruno Schulz. Ce bel axiome, Agata Tuszy?ska, l'a superbement fait sien.

La Fiancée de Bruno Schulz, par Agata Tuszy?ska, 400 p., traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, Grasset.

Agata Tuszy?ska
Née en 1957 à Varsovie, Agata Tuszy?ska est l'un des écrivains qui compte dans la littérature polonaise contemporaine. Héritière de ce genre littéraire initié par Ryszard Kapuscinski que l'on appelle ici le reportage littéraire, elle est l'auteur de cinq livres traduits en français : Les Disciples de Schulz (Noir sur Blanc, 2001), Singer, Paysages de la mémoire (Noir sur Blanc, 2002), Une histoire familiale de la peur (Grasset, 2006), Exercices de la perte (Grasset, 2009), Wiera Gran, l'accusée (Grasset, 2011) et La Fiancée de Bruno Schulz qui figure en octobre 2015 - et l'on s'en réjouit! - dans la deuxième sélection du prix Femina étranger ainsi que dans celle du Médicis étranger.

Carole Vantroys (lepetitjournal.com/Varsovie) - Mercredi 15 octobre 2015

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Publié le 14 octobre 2015, mis à jour le 14 octobre 2015
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