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LA QUESTION NOIRE AU BRÉSIL - De la traite à l’abolition de l’esclavage (1/3)

Écrit par Lepetitjournal Sao Paulo
Publié le 18 octobre 2024, mis à jour le 14 mars 2025

Deux Français d'origine africaine, l'un cinéaste afro-antillais, Karim Akadiri Soumaïla, et l'autre écrivain d'origine béninoise, Roger Sidokpohou, installés au Brésil, s'interrogent sur la question noire dans un pays où la communauté afro-brésilienne représente 54% de la population. Lepetitjournal.com consacre un dossier en trois parties qui commence cette semaine par un entretien sur l'histoire de l'esclavage au Brésil.

Karim Akadiri Soumaïla : Peut-on imaginer un groupe ethnique africain homogène qui composerait les origines de la communauté afro-brésilienne ?
Roger Sidokpohou :
Homogène au début, assurément non ! Partageant, plus tard, les mêmes valeurs spirituelles et revendications sociales face aux difficultés communes, oui ! Les razzias qui ont pillé l'Afrique, avec, il faut bien le dire, la complicité des chefs de tribus africains, ont touché à des civilisations, des cultures et des croyances spirituelles différentes. Elles ont ainsi regroupé, du jour au lendemain, des populations qui ne parlaient pas la même langue et qui n´avaient, au bout du compte, comme trait d´union, que la langue du maître, le portugais, et une religion imposée, la religion catholique. Néanmoins, on peut dire aujourd´hui que les premières déportations ont d´abord touché ceux qu´on regroupait alors sous l´appellation de Bantous ou de Kongos, c´est-à-dire les esclaves qui provenaient de l´Afrique centrale actuelle, où le Portugal avait déjà réussi, vers la fin du 15e siècle, à planter son drapeau pour des fins d´exploitation d´abord, de trafic négrier ensuite : Angola, Congo, et plus tard, le Mozambique, en Afrique australe. S'en sont suivies des

déportations en provenance du Golfe du Bénin, touchant essentiellement des peuples du Ghana, du Togo, du Bénin et du Nigéria actuels, c´est-à-dire des populations qui avaient des cultures et traditions voisines, qu´il s´agisse des Yorubas et des Nagos du Nigéria et du Bénin, des Fons et des Gouns du Bénin, des Minas et des Ewés du Togo et du Ghana, voire des Haoussas et des Malénous (Malês en portugais), ces derniers étant pour la plupart des musulmans.

N´est-ce pas là, au fond, l´explication du syncrétisme religieux très présent au Brésil ?
Le syncrétisme religieux, c´est l´interpénétration voire l´accouplement de croyances ou de religions d´essence et d´origine différentes. Dans le cas du Brésil, ce syncrétisme était un passage obligé, pour rassurer le maître. N´oublions pas, en effet, que la religion catholique était imposée. Il a donc fallu, pour "survivre spirituellement", que les esclaves l´adaptent et l'incorporent à leurs croyances d'origine. Cette nécessité de survie spirituelle a engendré le Candomblé, version brésilienne de la religion vaudou. Voilà pourquoi l'on retrouve au Brésil tous les Orishas des pays du Golfe du Bénin, habillés de noms de saints catholiques. L'exemple le plus illustratif est sans doute Shango, dieu du tonnerre et de la justice dans la religion vaudou. Il est associé à Saint Jean-Baptiste, celui-là même qui a annoncé la venue du Christ et qui l´a baptisé sur les bords du Jourdain.

Dans les colonies voisines des Amériques et des Caraïbes se sont constitués ce que l'on appelait alors les marronnages. Comment se sont manifestés les mouvements de révoltes des esclaves au Brésil ?

Ici la révolte des esclaves s'est manifestée à travers et au sein des Quilombos, qui étaient des territoires libres, établis au fond de forêts inaccessibles, où se réfugiaient les esclaves en fuite. Le Quilombo dos Palmares, dans la région actuelle du Pernambuco, au nord-est du Brésil, a été la poche de résistance à l'esclavage la plus célèbre, au 17e siècle, en accueillant tous ceux qui fuyaient la servitude et aspiraient à la liberté. Très vite, cette poche de résistance est devenue une forteresse imprenable, grâce notamment à un jeune homme, Zumbi dos Palmares. Mais ce vent de liberté ne s´arrêtera plus et s´étendra à toute l´Amérique latine, notamment à travers les palenques, version hispanisante des Quilombos.

Comment l'abolition de l'esclavage a pu se faire au Brésil de manière aussi tardive, en 1888, alors qu'elle était décrétée en Europe depuis 1848 ?
Pour des raisons économiques. La colonie était certes devenue une monarchie impériale depuis 1822, elle n'en demeurait pas moins une terre qui continuait à être cultivée par de la main d´oeuvre esclave, au profit des riches fazendeiros (propriétaires de grandes fermes) qui considéraient l´abolition comme un manque à gagner non compensable. Mais les actions conjuguées d´hommes politiques, d'intellectuels, d'écrivains, d'avocats, d'étudiants, d'affranchis, appuyées cette fois-ci par les pressions internationales de l´occident européen et de l´église catholique, ont fini par créer un mouvement abolitionniste national et irréversible. ?Je voudrais souligner à cet égard l'apport significatif de Luiz Gama, descendant d´une mère d´origine Nago, esclave devenu écrivain et avocat, défenseur des pauvres et des esclaves (lire le livre de Ligia Ferreira Com a palavra-Luiz Gama). Par ailleurs, un

événement majeur, déterminant dans les règles du jeu du trafic négrier, avait déjà sonné le glas de la docilité de la main d'oeuvre esclave : la fameuse révolte des Malês, à Salvador, en janvier 1835. ?Les Malês (ou Malénous), musulmans originaires du Golfe de Guinée, gens lettrés, affranchis pour la plupart et vivant de petits commerces, rejetaient la religion catholique comme religion obligatoire, et la discrimination sociale dont ils souffraient à l´intérieur de la cité de Salvador : l´ascenseur social était bloqué pour ces affranchis ! Dès lors, ils devinrent une grande menace pour le maintien du régime esclavagiste. Leur révolte fut réprimée dans le sang dans la nuit du 24 au 25 janvier 1835 : peine de mort pour les leaders du mouvement, travaux forcés pour d´autres et pour beaucoup d´autres encore, déportation vers l'Afrique-mère, où ces "retornados" comme on les appelle au Brésil, ces "agoudas" comme ils sont appelés aujourd´hui encore au Bénin, constitueront les premières élites africaines. Comme vous le constatez , c´est toujours la conjonction et la concomitance d´événements historiques qui induisent les changements profonds, voulus ou non. Ainsi, l´esclavage a été aboli au Brésil le 13 mai 1888, ouvrant une nouvelle ère, celle de l´industrialisation.

Propos recueillis par Karim AKADIRI SOUMAILA (www.lepetitjournal.com - Brésil) jeudi 14 août 2014

*Légendes photo : Praça dos escravos à Rio (photo 1 - Solange Bailliart / Museu AfroBrasil de São Paulo), Dessins représentant différentes ethnies : Angola, Cabinda, Minas et Congo (photo 2 - Solange Bailliart / Museu AfroBrasil), Zumbi dos Palmares (photo 3 - Solange Bailliart / Museu AfroBrasil), Luiz Gama (photo 4 - reproduction)

Originaire du Bénin, Roger Sidokpohou a passé 23 ans en Afrique, puis 23 ans en France. Installé au Brésil depuis 18 ans, il a écrit trois ouvrages sur l'Afrique, Les Années Lumière en 2003, Le Griot en 2007 et Nuit de Mémoire en 2009. ?En 2000, à l'occasion de la commémoration des 500 ans du Brésil, il a reçu le titre de Commandeur dans l'Ordre du mérite civique afro-brésilien (Commendador a Ordem "Cruz do Mérito Memória e Alma de Zumbi").

De père nigérian, ancien diplomate à l'ONU, et de mère martiniquaise, Karim Akadiri Soumaïla est né en France et a grandi à Paris. Diplômé de l'Ecole supérieure d'études cinématographiques (Esec), il a écrit et réalisé plus d'une vingtaine de fictions, documentaires et films institutionnels pour les télévisions européennes : Villa Belle France, Négro, Latin Jazz à New York, Brian de Palma, l'incorruptible, etc. Au Brésil, il a réalisé des reportages pour Arte sur Les résidences privées d'Oscar Niemeyer, Le design des frères Campana, A Retomada.

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Publié le 14 août 2014, mis à jour le 14 mars 2025

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