

Quand un étranger pose le pied au Brésil, c'est un festival des sens, des chamboulements mais aussi des contradictions. Passées les phases d'engouement et de critique, tranquillement, se forme l'attachement ou la saudade, encore plus plaisant. Les chroniques de Sylvain Bureau sont celles d'un Français flanqué par amour à Curitiba. Un clin d'?il à retrouver chaque semaine sur lepetitjournal.com
PROLOGUE
« En quittant ton pays, détourne les yeux de la frontière. »
Pythagore
Aussi étrange que cela puisse paraître, c'est en parlant allemand que je suis arrivé au Brésil.
Allemand, germain, teuton, bosch.
Paradoxe culturel peut-être, mais c'est bien en murmurant un discret et intérieur Scheisse ! que j'ai foulé pour la première fois cette nouvelle terre, accompagnant mon balbutiement germano-brésilien d'un profond déglutissement et d'une forte crispation sur le fauteuil étroit de l'airbus A320 d'Air France.
Douze heures plus tôt à l'aéroport de Paris Charles-de-Gaulle, j'écrivais encore à mon meilleur ami un message lui annonçant que finalement je partais, qu'il fallait que je tente cette expérience pour en avoir le c?ur net, que rien ne vaudrait un périple comme celui-ci et que de toute façon mon billet avait déjà été encaissé et que la marche arrière n'était plus envisageable.
Et voilà que du ciel ennuagé de l'autre côté de l'océan, je jaugeais alors apeuré, terrorisé, que dis-je, recouvert de sueurs froides dégoulinantes, la troisième plus grande ville du monde, sorte de pieuvre foisonnante extirpant mes yeux de leurs orbites ternis par la fatigue, comme pour me faire cerner l'étendu des dégâts. Bilan : derrière le hublot s'étalaient des immeubles sur de nombreuses collines et il y avait beaucoup de collines, beaucoup d'immeubles, des collines pleines d'immeubles, bref, un horizon d'immobiles morceaux de béton collés les uns aux autres et d'immenses maisons amassées par milliers, par millions...
Alors non, finalement, peut-être n'est-ce pas un paradoxe que mon premier mot fût un excrément, et de fait, un excrément allemand. J'aurais voulu à ce moment précis implorer Dieu ou Bouddha, Allah ou Krishna ? à qui je demandais alors ce que je faisais là. J'aurais voulu ne pas écrire ce message et ne pas dire qu'il fallait finalement plonger parce que j'avais à ce moment-là peur de boire la tasse, une tasse océanique.
Cependant, mes prières eurent à peine le temps d'être pesées que déjà l'horizon avait disparu et laissé place à un paysage grisé filant à toute vitesse derrière la ferraille qui abritait ma face béate. J'avais touché le fond au-dessous des nuages, la terre ferme.
São Paulo, aéroport international de Guarulhos.
Alors pourquoi le Brésil et pas le Canada ou l'Angola ? Pourquoi pas la Chine, Hong-Kong ou le Guatemala ? Pourquoi pas la France même si j'y habitais déjà ? En y repensant, j'aurais pu avoir mille bonnes raisons de partir là-bas.
J'aurais pu être un de ces nouveaux jeunes riches qui parcourent le monde et pointent sur Facebook les villes dont ils n'ont pour la plupart rien vu. J'aurais pu faire partie de ceux qui cultivent le goût de l'authentique, qui veulent vivre au soleil et jouir des délices des vagues. Peut-être encore aurais-je été l'un de ces jeunes adolescents coiffés de dread locks revendiquant la libération de Marie-Jeanne sur leurs skates Quicksilver, brandissant fièrement des drapeaux de l'Amérique Latine et nourrissant leur Ipod de photos du Ché.
Ni heureusement, ni plus malheureusement, je n'étais rien de tout cela. J'aurais pu avoir une passion secrète pour la samba, être un fan inconsidéré de Gisèle Bündchen et un amant de la caïpirinha, accroc aux pastels ou aux tapiocas, sous perfusion de goyave ou de papaye, en cure de rayons solaires puissants et en quête de poésies musicales onduleuses.
Qui sait, j'aurais pu être l'un de ces touristes détestables qui s'en va trouver une jeune amour exotique contre des billets verts sans avoir l'once d'une honte sur la face, mais souhaitant se confesser par la suite dans un livre qui lui paiera un autre aller-retour ou une passe gratuite. Ou l'un de ces routards sponsorisés qui veulent tout voir pour tout cocher comme on boucle au plus vite un périlleux exercice. Enfin, j'aurais pu y aller pour contempler la pauvreté et me rassurer d'être un privilégié dans cet ordre mondial injuste. Bref, j'aurais pu y aller en nouveau colon, en bobo ou en simple salaud.
J'aurais pu avoir toutes ces bonnes raisons, pourtant, ce n'était ni par amour pour la samba, ni pour les belles plages ni encore pour les vagues, ni pour les bikinis ou le footvolley, ni pour les favelas ni encore Jorge Ben, que j'avais traversé la moitié du globe, car ce pays tropical et son carnaval n'avaient, pour moi, jusqu'alors, jamais existé. Jamais.
C'est pour cela que je suis parti au Brésil tout nu.
Sans savoir que le portugais était la langue nationale, ni que Buenos Aires n'en était la capitale, sans même parler espagnol mais baragouinant toutefois un peu latin. Sans connaître l'organisation fédérale du pays ni même sa politique, ni son histoire chargée ou son ex-dictature, ni ses classes sociales ou l'explosion économique, ni ses biocarburants ou son alcool énergétique, ni sa culture musicale, ni João Gilberto. Ni la capoeira.
Ni même « Bonjour, comment ça va ? ».
Ni même de visa.
Encore moins d'argent.
Nu. Les cheveux au vent, les poils hérissés.
Nu et innocent. Et en parlant allemand.
Alors pourquoi le pays de Lula ? Pour une raison très simple : l'amour.
Je suis parti au Brésil « par amour ».
Ainsi, même en allemand, nu et amoureux, je suis parvenu à conquérir par moi-même cette terra incognita que je laissais à d'autres et qui m'est aujourd'hui intime. J'y ai grandi pendant quelques mois, débarquant tel un enfant impatient qui rêvait de jouer au grand en prenant pour la première fois seul sa douche et qui aurait bien évidemment oublié de tourner le robinet d'eau chaude.
Pchiiiiiiit.
Douche froide.
Sylvain BUREAU - Extrait de Le Coq qui dansait la samba / Chroniques d'un Français au Brésil (www.lepetitjournal.com - Brésil) Lundi 19 avril 2010





