Édition internationale

CHRONIQUE – Le Coq qui dansait la samba…



Écrit par Lepetitjournal Rio de Janeiro
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 13 novembre 2012

Quand un étranger pose le pied au Brésil, c'est un festival des sens, des chamboulements mais aussi des contradictions. Passées les phases d'engouement et de critique, tranquillement, se forme l'attachement ou la saudade, encore plus plaisant. Les chroniques de Sylvain Bureau sont celles d'un Français flanqué par amour à Curitiba. Un clin d'?il à retrouver chaque semaine sur lepetitjournal.com

Chronique de la semaine précédente :
PINCE-MOI JE REVE (1)

Cette semaine : MON AMI SIOU

Ne sachant pas même me présenter en portugais, ni même commander à manger ou appeler à l'aide, j'étais malgré moi réduit au silence dans ce nouveau monde et c'est pourquoi quelques jours après mon arrivée, dans l'espoir de m'intégrer rapidement et de sortir d'un isolement que je savais peu sain, je m'étais inscrit à des cours intensifs de portugais au centre de langues de Curitiba où Bruna enseignait et où je m'investissais consciencieusement.

Ester, mon professeur de portugais, était une femme d'une quarantaine d'années, très sereine, emplie de patience et d'un calme travaillé. Elle avait à sa charge plusieurs classes d'étrangers et devait gérer le niveau de langues des étudiants, ainsi que leurs différences d'âges, d'intérêts et de convictions, afin de leur enseigner au mieux ce que certains théoriciens se plaisent à appeler le brésilien.

Ainsi, je me retrouvais encerclé deux après-midi par semaine par une vieille dame taïwanaise, trois jeunes Allemands, un Iranien, un Japonais, un Italien, deux Coréens et un Turc dans une petite salle équipée d'une quinzaine de chaises à tablette, d'un vieux bureau ainsi que d'un grand tableau blanc. Je ne connaissais d'ambiance plus cosmopolite.

Naturellement, la première séance fut consacrée à la présentation. Autant l'avouer derechef : retenir le prénom de tous mes camarades relevait du défi et je luttais pour ne pas confondre Huin-Han de Hong-Hui lors du second tour de table où nous devions répéter le nom de chacun.

Ester tenait par cet exercice à nous enseigner une coutume brésilienne étrange pourtant bien ancrée au Brésil selon laquelle tout le monde, homme politique ou yogi, serveur ou simple étudiant, s'appelle par son prénom. En d'autres termes, Jacqueline Durand ne serait pas "Madame Durand" mais "Madame Jacqueline", ou tout simplement "Jacqueline", le nom de famille n'ayant qu'un caractère officiel pour la paperasse administrative.

Intrigué, je prenais consciencieusement note sur mon nouveau cahier d'écolier acheté pour l'occasion et ne tardais pas à demander une explication plus détaillée.

- Il y a deux explications, commença Ester. Nous accordons au Brésil moins d'importance au nom de famille parce que ici - et c'est du moins une blague bien répandue - tout le monde porterait le même nom: da Silva, de Sousa ou dos Santos, qui seraient les trois principales branches familiales issues de la colonisation portugaise. Il est donc pour nous, Brésiliens, plus simple d'utiliser notre prénom car, à crier "Madame da Silva" dans la rue, on risquerait d'interpeller une foule d'innombrables.


La seconde explication découle de la première. La construction du nom de famille au Brésil est très libre car le système de filiation n'est pas aussi rigide qu'en Europe ou ailleurs.  L'enfant d'un couple portera soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit les deux noms, ce qui est le plus courant. Si Monsieur da Silva et Madame Marques ont un fils qu'ils décident d'appeler Milan, le nom entier de ce dernier sera Milan Marques da Silva. Imaginons désormais que, vingt ans plus tard, Milan ait lui-même un fils avec une certaine Fernanda Ubaldo Almeida et qu'ils le prénomment Marcus. Ce dernier devra alors s'appeler Marcus Marques da Silva Ubaldo Almeida. Pour des raisons pratiques, ses parents préféreront choisir chacun de leur côté et à juste titre un seul et unique nom, ce qui pourra  donner : Marcus Ubaldo da Silva.

Cependant dans ce cas, d'une part, la branche da Silva reste apparente ce qui justifie l'emploi du prénom ; d'autre part, nombre de parents refusent de sacrifier un morceau de leurs patronymes ce qui explique l'existence de noms à rallonge imprononçables. On comprend cependant qu'au lieu de dire "Bonjour, Monsieur Marcus Marques da Silva Ubaldo Almeida", on optera plus aisément pour "Bonjour, Marcus" !

Je méditais encore sur cette surprenante explication d'Ester tandis que le tour de table avait repris et que mon voisin japonais, Hiro, se heurtait sur mon prénom. Ester vint à son secours, n'osant trop s'aventurer dans ce prénom exotique, puis me demanda quelle en était la prononciation correcte.

- Syl-vain, articulai-je alors pour tous.

Ester écrivit au tableau "Silvã". Mes yeux se gonflèrent d'un sourire : je la corrigeais expressément et lui épelais lentement mais non sans difficulté les lettres de mon prénom, un classique français, une gageure brésilienne. Observant avec étonnement l'inscription du tableau blanc et comme soudainement frappée de génie, elle lut comme familièrement :

- Ah ! Si-ou-van !

"Siouvan ?", murmurai-je, admirant cette nouvelle version. Je compris alors que le "y" placé à la fin d'une syllabe se prononçant "ou", je devenais un pieu sioux dans ce grand monde tropical. J'acquiesçais alors comme on signe une déclaration de naissance, sans vraiment pouvoir lutter pour un autre sort, et cette révélation indigène fut le début d'une réelle aventure.

A la découverte de ma nouvelle identité indienne dont je tirais amusément une certaine fierté se joignit en contrepartie la révélation d'un handicap quotidien auquel je n'aurais jamais pensé avant de m'installer au Brésil : je m'aperçus en effet très vite que mon prénom était ici aussi exotique que mon "indianité" l'était pour moi. Dès lors que l'on me demandait mon nom ? et de fait, mon prénom, bien que je n'appartinsse pas à la branche des da Silva ?, j'étais confronté à une séance de torture où il me fallait une concentration maximale pour épeler ces sept lettres sans me tromper. Moi qui connaissais encore très mal la version brésilienne de l'alphabet, j'abandonnais souvent dès le y pour troquer mon nom en un Silvio certes peu brésilien mais entendu par tous - il me fallait toutefois penser à le prononcer "Siouvio", histoire de me faire comprendre et de redorer mon blason indien que je brandissais alors fièrement et allègrement.

Travestir mon nom commençait à devenir une habitude.


Silvio était un héritage de Leipzig qui avait remplacé un "Zulfan" hideux et imprononçable que les Allemands m'avaient attribué contre mon gré. Sylvester me servait lors de divers voyages aux Etats-Unis ou en Angleterre à endosser promptement les muscles imposant et théâtral d'un Rocky qui m'assurait une certaine contenance. En Pologne enfin, je devenais Sylwek l'extraterrestre, me sentant tel le vert Shrek dans son pays très très lointain. Ma vraie nature n'avait vraisemblablement de place qu'en France et j'essayais toujours d'imposer autant que possible ma véritable identité. Parfois même, j'en avais d'ailleurs le devoir.

Quelques jours avant un retour pour Paris, je devais avancer d'une semaine la date de mon vol parce qu'un rendez-vous important m'attendait en France et je ne pouvais le manquer. Peu habitué à téléphoner au Brésil, j'expliquais à Bruna que je me chargerai de l'appel puisque la compagnie était allemande et que, dans le cas où je tomberais sur un Brésilien, il parlerait sûrement allemand, tout au moins anglais, au pire portugais. J'avais alors par précaution préparé rapidement mon discours en portugais, mettant en pratique mes cours intensifs, et composais le numéro de téléphone.

Après quelques boucles de Beethoven sur la boîte vocale, j'étais mis en relation avec une téléconseillère apparemment brésilienne et commençais tant bien que mal à lui expliquer en portugais mais d'une voix peu assurée mon désir de changer ma réservation. Elle avait l'air de me comprendre et m'expliqua gentiment mais formellement la démarche que nous allions suivre ensemble, les frais supplémentaires que je devais régler et les nouvelles données du billet. Soudain, alors que je lui avais déjà communiqué mon nom, mon prénom, mon numéro de vol et mes nouvelles requêtes, alors que je croyais sortir vainqueur de cette épreuve langagière et m'apprêtais à raccrocher, elle en vint à me demander de régler et fit retomber ma joie qui avait pris son envol.

"Et quel sera le mode de paiement de Madame ?

Je la corrigeai immédiatement, croyant avoir mal compris.
- ? de Monsieur ?"

Un silence.

Puis elle se fondit en excuses, croyant avoir lu Silva. Froidement et d'un ton qui devait lui transmettre l'image du froncement de mes sourcils, je lui dictais les chiffres de ma carte de crédit tout en pensant à mon malheur : Sylvain n'était déjà pas un prénom courant, il fallait  en plus qu'il semble désigner une femme ! Je pensais alors que je n'avais pas d'avenir dans ce pays, que j'allais rapidement m'y transformer en sorte de déesse indienne et que ma véritable identité y serait à jamais reniée, m'émasculant à coups de plumes verbales, tranchant à la fois mon honneur français et ma dignité d'homme.

Heureusement, il me restait encore mon nom de famille pour m'affirmer dignement. Cette once d'espoir se dissipa pourtant en quelques secondes lorsque ma téléconseillère récapitula toutes les données qui figuraient sur son écran pour une ultime confirmation où j'entendis  pour la première fois mon patronyme mâché à la sauce brésilienne :

- Senhor Siouvã Bouréaou ?

Je mis un temps à répondre.

- Sim, sim, c'est exact, concédais-je accablé.

Je la saluais, puis méditais une seconde.

Qui a dit que le prénom est le reflet de l'âme ?

Lorsque je raccrochais, je partis me jauger devant le miroir, heureux à cette seconde de m'envoler bientôt pour Paris et d'y redevenir ce Sylvain qui m'habitait fidèlement.

Sylvain BUREAU - Extrait de Le Coq qui dansait la samba / Chroniques d'un Français au Brésil (www.lepetitjournal.com - Brésil) Lundi 31 mai 2010

lepetitjournal.com Rio
Publié le 31 mai 2010, mis à jour le 13 novembre 2012
Commentaires

Votre email ne sera jamais publié sur le site.

Flash infos