Avec 75 millions de passagers par an, Ryanair s'inscrit résolument parmi les principaux acteurs du transport aérien européen. Grâce à des tarifs très bas, mais qui tiennent souvent du trompe-l'?il, elle a créé de toutes pièces une clientèle nouvelle en même temps qu'elle a arraché d'importantes parts de marché aux compagnies «classiques» ou «traditionnelles».
Et cela avec une agressivité commerciale unique en son genre, que l'on ne retrouve pas chez EasyJet, Vueling et d'autres. Pour tout dire, le modèle économique de Ryanair est tout simplement violent, constamment à la limite de la légalité par son utilisation systématique de subventions qui n'avouent par leur nom ou encore un traitement social de ses 8.500 employés difficilement acceptable, voire intolérable.
Un PDG un peu trop bon acteur ?
Michael O'Leary, directeur général de l'entreprise, constamment en représentation, est souvent brutal et de mauvaise foi, en même temps qu'il est un bon «client» des médias, jamais en retard d'une provocation ou de propositions insensées comme les toilettes payantes, l'équipage «à un» avec l'éventuel renfort d'une hôtesse de l'air en cas de pépin, etc. Récemment, devant une caméra de France 2, il a affirmé le plus sérieusement du monde qu'on lui attribue fréquemment des propos qu'il n'a pas tenus. Mais, peu à peu, chacun peut constater que la réalité dépasse, «qu'il s'agit en permanence de faire régner la peur par des tactiques de menace, d'intimidation et de punition». Une accusation grave extraite, parmi des dizaines d'autres, d'un fort ouvrage de 300 pages qui sera en librairie dans quelques jours, «Ryanair, low cost mais à quel prix ?» (1).
L'auteur, Christian Fletcher, est un commandant de bord de Boeing 737-800, dissimulé dernière un pseudonyme dont on espère pour lui qu'il est et restera inviolable. Sans quoi il y aura évidemment procès, sur fond de polémique et dans un grand tumulte. Cette analyse de l'intérieur confirme ce que chacun soupçonnait : Ryanair est le Germinal des temps modernes, l'Assommoir de l'aviation commerciale du XXIe siècle, pure machine financière conduite par un homme sans foi ni loi. Il évite soigneusement de prendre des risques, explique longuement Christian Fletcher, la plupart des rouages de la société sont sous-traités, externalisés et le personnel composé en grande partie de travailleurs indépendants, d'auto-entrepreneurs. Les pilotes paient de leur poche leur entraînement, leur uniforme, leurs repas (même en vol), les frais d'hébergement que leur imposent des mutations incessantes entre «bases», d'une extrémité à l'autre de l'Europe.
Des conditions de travail que peu de passager accepteraient pour eux-mêmes
Ryanair est-elle pour autant un château de cartes qui risque à tout moment de s'écrouler ? Une telle question peut se poser à l'examen des aides financières venues d'autorités aéroportuaires, de chambres de commerce, d'offices du tourisme. Pourra-t-elle longtemps ignorer, bafouer les lois nationales, les réglementations européennes ? En fait, en lisant entre les lignes, on redécouvre que personne n'ose poser ouvertement la question avec suffisamment de persévérance. A la nuance près que ce brûlot, en toute logique, pourrait suffire à relancer le débat.
Au même moment entre dans la danse la très respectée APNA, Association des professionnels navigants de l'aviation. Son journal interne ouvre largement ses colonnes à la face cachée de Ryanair, à l'opacité de l'entreprise, sa pratique généralisée du dumping social, sa quête de subventions publiques. Que dit cette étude ? Notamment qu'avec 800 millions d'euros de subventions par an, Ryanair est la compagnie aérienne la plus subventionnée. Sans lesdites subventions, estime l'APNA, elle afficherait des pertes annuelles estimées à 500 millions d'euros, faisant ainsi apparaître qu'elle est la compagnie aérienne la plus mal gérée de toutes. Une accusation que contesterait évidemment Michael O'Leary dans l'hypothèse où ce texte viendrait jusqu'à lui.
Il y a là matière à débat, à un niveau qui devrait être le privilège des seuls économistes, hors polémique, ce qui semble pour l'instant tout à fait impossible. On doit le regretter en lisant que «Ryanair a introduit dans la tête du passager un référentiel de prix totalement faux qu'aucune compagnie ne peut pratiquer à la loyale». Et d'évoquer une duperie tout à la fois intellectuelle, sociale et financière qui obligerait une industrie tout entière à pratiquer des tarifs qui n'ont aucun rapport avec la réalité économique.
Tout cela n'est évidemment plus tout à fait nouveau mais l'ampleur du problème apparaît mieux dès l'instant où il bénéficie d'un travail de synthèse. Outre le SNPL, les syndicats français, à commencer par le Syndicat national des mécaniciens et spécialistes de l'aviation civile, ont fréquemment dénoncé les excès sociaux de Ryanair et ses multiples dérives. Mais la difficulté première est d'éviter la simplification à outrance en même temps que la dérive médiatique. Comment certains journalistes pourraient-ils résister, par exemple, à une affirmation de O'Leary comme celle-ci : «il n'y a pas eu de guerre en Europe depuis 50 ans parce que tous sont trop occupés à voyager avec Ryanair».
Les tribulations de Christian Fletcher le conduisent à avouer qu'il lui arrive d'être traité comme un moins que rien, de se sentir victime dans un travail quotidien d'un véritable endoctrinement. Reste maintenant à attendre ce qu'il adviendra quand la traduction en anglais de son bouquin arrivera dans les librairies de Dublin?
Pierre Sparaco - AeroMorning pour lepetitjournal.com de Hambourg (www.lepetitjournal.com/hambourg.html) Mai 2013
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