L'exposition "Passages, à Lisbonne", réunit 58 œuvres de Jacques Lemerre, retraçant toute sa carrière, à découvrir à l'Oficina Impossível du 10 au 31 mai 2025. Une visite commentée par l'artiste aura lieu le 14 mai à 19h.


Intitulée Passages, l'exposition réunit 58 œuvres de Jacques Lemerre : peintures, sculptures, assemblages, dont certaines remontent à plusieurs années. Le parcours proposé dans l'espace d'exposition est né d'un dialogue entre Jean-Michel Albert responsable de l´association Alfa, Association Luso-Française d´Art, Catarina Pombo Nabais de la galerie Oficina Impossível et l'artiste : il reflète à la fois la longévité de sa démarche et ses œuvres dominantes, les formes qui se répondent ou s'interrogent. Jacques Lemerre accorde une attention particulière aux mots, à leurs significations premières comme à leurs glissements de sens, que l'on retrouve subtilement au fil de l'exposition.
L'exposition a lieu du 10 au 31 mai à la galerie Oficina Impossível, en partenariat avec ALFA : l'Association Luso-Française d'Art.
Nous avons été à la rencontre de cet artiste pour mieux comprendre l'origine de ses créations et son œuvre.
Lepetitjournal : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Jacques Lemerre : J'ai 88 ans, et je le souligne, car j'ai traversé des périodes que beaucoup ont oubliées. J'ai vécu la guerre, j'avais quatre ans à son début, huit à sa fin et c'est vrai que ce sont des années qui laissent des traces profondes.
De plus, je suis jumeau et c'est quelque chose qui a fortement influencé ma perception du monde et de l'identité en particulier. La question du temps aussi est au cœur de mon travail. Pour moi, c'est une continuité où peu de choses changent en profondeur car les problèmes restent les mêmes, et c'est ce que j'interroge à travers mes œuvres. Cela ne veut pas dire que je ne ressens pas l'actualité. En vérité, c'est même l'inverse car celle-ci influence fortement mon art. Par exemple, le 11 septembre et les tours jumelles ont eu pour moi une résonance particulière, à cause de ce lien symbolique avec ma propre gémellité.
C'est votre première exposition au Portugal. Quel regard portez-vous sur cette expérience ?
C'est effectivement la première fois que j'expose ici et ce sont un peu les hasards de la vie qui m'y ont amené. Jean-Michel Albert, le responsable de l'association Alfa qui m'aide pour cette exposition a vécu à Tours, comme moi et mon fils, qui avait le désir de travailler au Portugal, et s'est finalement installé à Porto avec ses enfants. Cela crée un lien indirect avec cette culture.
Dans mon enfance, à Toulouse, il y avait beaucoup de réfugiés espagnols et portugais. Je garde une image très positive de ces communautés, que je percevais comme des gens courageux, des travailleurs. Cela me touche aujourd'hui de pouvoir présenter mon travail ici, c'est la première fois que j'aurai un contact direct avec le public portugais.
L'exposition a-t-elle été pensée en fonction du lieu, ou en contraste avec celui-ci ?
L'exposition "Passages" ne s'est pas construite en fonction du lieu. Elle est née d'abord à travers la visite de mon atelier, à Tours, par Jean-Michel Albert. Il a pu découvrir ce qui était accroché aux murs, les œuvres présentes, les matières, les directions de travail. C'est à partir de cette immersion dans mon univers que l'exposition a commencé à prendre forme.
Comment avez-vous sélectionné les œuvres présentées ?
Le paradoxe d'une exposition comme celle-ci, c'est l'espace limité, qui impose de choisir. Contrairement à ce que l'on voit souvent : des artistes qui exposent leurs travaux les plus récents, créant une unité visuelle, ici, ce n'était pas l'objectif. Mon travail s'étend depuis les années 60, et chaque période est liée à des événements historiques importants.
Par exemple, j'ai vécu trois ans en Guadeloupe, ce qui m'a profondément marqué. Mon parcours a toujours été sinueux : études religieuses à Toulouse, un CAP d'ajusteur avec une connaissance du monde ouvrier, puis les Beaux-Arts. J'ai aussi enseigné, dans la technique à Paris, puis j'ai été nommé en Guadeloupe. Là-bas, j'ai exposé et même vendu une œuvre à une personnalité guadeloupéenne connue. Cela m'a donné un autre regard sur la société, et sur l'engagement, notamment après 1968, où tout était politiquement très chargé. Cet engagement ne se voit pas forcément dans cette exposition "Passages", mais il est inscrit dans mon histoire, l'actualité a guidé beaucoup de mes œuvres.

Quelle est votre relation à la matière, notamment aux objets récupérés et à l'écriture ?
J'ai toujours aimé jouer avec les références de l'histoire de l'art, mais en les détournant à l'écrit, à travers des jeux de mots par exemple. Et j'ai toujours travaillé avec des matériaux récupérés. C'est une habitude qui me vient de mon enfance. J'ai vu ma mère, pendant la guerre, tout garder : bouts de carton, ficelles... C'était une question de survie. Le paradoxe d'aujourd'hui c'est que l'on récupère parce qu'on a trop, mais le geste est le même. Et si vous voulez, ça m'est resté cette habitude de se dire "et ça, qu'est-ce qu'on peut en faire ?". Que peut-on faire d'un déchet ?
Pour moi, le déchet est un révélateur. Je me souviens, je possédais une maison au bord de la mer quand une marée noire a frappé les côtes bretonnes. Sur la plage, j'ai retrouvé des nœuds de corde enduits de goudron et des bidons avec lesquels j´ai fait des masques.
Vous avez aussi travaillé autour du thé. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je me suis intéressé aux sachets de thés dans les années 70. Je ne pouvais pas les jeter alors que c'était le déchet par excellence. Mais en l'observant, j'ai vu qu'il modifiait le liquide, il le teintait, le transformait. J'ai immédiatement fait le lien entre le thé et le t'es : la personne qui transforme son environnement.
Puis il y a eu la lettre T, le lien entre Toulouse et Tours, ma trajectoire. Toute une symbolique s'est développée autour de ça. J'ai même collaboré avec un écrivain qui a écrit un texte sur cette lettre. Ce qui est amusant, c'est que je détestais le thé au départ et c'est devenu central dans mon travail. Cela rejoignait aussi une réflexion sur l'identité. En tant que jumeau, cette question m'a toujours travaillé.
Vous avez côtoyé certains artistes importants...
Effectivement, j'ai travaillé avec Ben Vautier, qui explorait l'écriture. J'ai collaboré avec lui à Nice, quand il a ouvert sa boutique. Ensemble, on a monté une cabane en écriture, aujourd'hui conservée au Centre Pompidou. C'était une époque riche, un monde du verbe et de l'idée, mais aussi très plastique. Ben s'est donné la mort récemment, après le décès de sa femme. C'est une perte immense. En habitant en Touraine, j'ai aussi eu la chance de connaître Calder et Olivier Debré.
Que pouvez-vous nous dire sur vos travaux les plus récents ?
Je me suis récemment intéressé à la palette : à la fois celle du peintre et celle de transport industriel. Une dualité entre l'artistique et le marchand. J'ai superposé les deux, collé des morceaux de palette industrielle sur des palettes de peintres. Encore une fois, il s'agit de récupération. Ces palettes étaient prêtes à être brûlées, mais je les ai sauvées pour en faire de l'art.
Quel regard portez-vous sur l'art contemporain, au XXIème siècle ?
Il me semble que l'art contemporain du XXIème est très éclaté. La temporalité y est différente, on dirait même qu'elle disparaît et qu'elle est hors du temps. Mais je crois que, quelle que soit la forme que prend l'art, il y a une forme de communication, une question qui se pose toujours. De plus et selon moi, il faut toujours être sensible à l'actualité, même s'il n'y a pas de cohérence artistique apparente.
Et puis moi je continue de me poser comme question le rapport à l'enfance, son environnement et l'art. En quoi l'enfant se place par rapport au réel. Ce rapport entre enfance et création me semble fondamental. Il y a là un espace où le sensible, l'imaginaire et la mémoire se croisent.
Exposition "Passages" à la Galerie Oficina Impossível, Cc Marques de Abrantes nº100-102 à Lisbonne. Ouverte du mercredi au samedi de 15h à 19h.