Dans une conversation remplie de fierté, Violeta Quispe, artiste de l’art des Tables de Sarhua, nous partage son histoire et l'importance de préserver cette tradition, reconnue comme patrimoine immatériel par l'UNESCO.
L'artiste originaire d'Ayacucho a fait de son héritage un moyen de sensibilisation sur des thèmes comme l'égalité des genres, l'autonomisation des femmes et la justice sociale. Elle nous parle ici de son art et de sa récente distinction « Passeport pour un artiste », qui l’emmènera en France.
LPJL: Pouvez-vous vous présenter et nous parler de vos racines ?
Violeta Quispe : Je suis de Sarhua, une communauté dans le département d'Ayacucho. Je suis artiste, et je diffuse un art patrimonial reconnu par l’État péruvien et l’UNESCO comme patrimoine culturel immatériel : les Tables de Sarhua. Mes parents, Juan Quispe et Gaurencia Yupari, sont mes grands maîtres et mes parents. Mon père est décédé il y a 17 ans, mais ma mère reste mon guide et ma mentore, et c’est grâce à elle que je maintiens un lien profond avec ma communauté.
Depuis que j’ai l’usage de la raison, j’ai été entourée par cet art.
Les Tables de Sarhua ont été mon univers, et je suis une héritière fière de cet héritage.
Je fais partie de la deuxième génération de femmes peintres dans ma famille ; il est important de le dire, car pendant longtemps, cette technique était réservée uniquement aux hommes.
La tradition des Tables de Sarhua
LPJL: Quelle est l'origine des Tables de Sarhua ?
Violeta Quispe : La tradition est très ancienne et trouve ses racines dans la cosmovision andine. Selon l’anthropologue Josefa Nolte, la table la plus ancienne de Sarhua documentée date de 1876.
Les tables étaient utilisées lors d'un événement spécial de la communauté appelé « tablapaico »,
pendant la construction d’une maison, où l'on plaçait une planche peinte dans les poutres. Cette planche représente la vie familiale et la généalogie, et devient un registre de l’histoire, des légendes et des coutumes de la communauté.
Dans les moments difficiles, comme pendant le conflit armé des années 1970 et 1980, les tables ont également servi à exprimer des témoignages et des souvenirs douloureux. Beaucoup de familles, dont la mienne, ont migré à Lima et ont gardé cette tradition, diffusant la technique et l’adaptant à la capitale.
La technique et les matériaux ancestraux
LPJL:Quels types de matériaux utilisez-vous pour créer les tables ?
Violeta Quispe : Traditionnellement, nous utilisons des arbres comme le molle, l’alamo et, dans certains cas, l’eucalyptus. À Sarhua, où les ressources sont limitées, les artistes ont appris à utiliser des éléments de la nature pour créer des pigments et des outils. Par exemple, le noir est obtenu à partir de charbon, la colle est fabriquée à partir des os de vache et le fixatif vient de la sève de certains arbres. Même les plumes d’oiseaux, comme le condor, sont utilisées pour réaliser les traits.
Un héritage familial et un combat
LPJL :Que signifie pour vous poursuivre cette tradition ?
Violeta Quispe : Je suis l’avant-dernière de six frères et sœurs, et bien que nous ayons tous été en contact avec cet art depuis notre enfance, je suis la seule à continuer à m’y consacrer. Au début, vivre de cet art était très difficile pour mes parents ; ils ont beaucoup lutté pour que les Tables de Sarhua soient reconnues comme quelque chose de précieux et digne d’être préservé.
Pour moi, c'est un honneur de pouvoir suivre ce chemin, et c’est aussi un défi, car les femmes de notre communauté n'ont pas toujours eu la possibilité de s’exprimer à travers les tables.
C’est en 2018 que j'ai commencé à donner un sens personnel à mon art, en combinant la vie quotidienne de Sarhua avec des thèmes de genre et de droits des femmes.
L'œuvre qui lui a valu la reconnaissance « Passeport pour un artiste »
LPJL: Que signifiait pour vous de remporter le prix « Passeport pour un artiste » de l’Alliance Française ?
Violeta Quispe : Cette année a été très spéciale. En découvrant le concours, j’ai décidé de participer et de présenter une œuvre très personnelle. L’inspiration est venue d’une expérience difficile : il y a deux ans, j’ai subi une opération gynécologique et une négligence médicale a beaucoup affecté ma santé. Cela m’a fait réfléchir à la violence envers le corps féminin et aux pratiques qui violent l’intégrité des femmes.
La sculpture que j’ai présentée est faite d’un arbre appelé cabuya, ou maguey, qui a un mythe dans notre culture : lorsque son tronc pousse de manière sinueuse, on dit qu’il abrite un serpent, un symbole de la tentation et du péché originel. Pour moi, c’était une métaphore parfaite du corps de la femme, marqué par des tabous et des préjugés. J’ai représenté une vulve dans le bois pour empathiser avec la souffrance de nombreuses filles et femmes.
Dans la sculpture, j’ai aussi utilisé le rouge, la couleur du flux menstruel, un symbole de la transition de fille à femme, et j’ai placé des figures de filles portant des vêtements d'adultes, forcées à assumer des rôles qu’elles ne devraient pas vivre si jeunes.
Le message est une dénonciation contre la violence envers les filles et la mutilation génitale féminine, quelque chose qui, bien que l’on veuille le nier, existe encore.
Un message pour le monde
LPJL : Qu’espérez-vous transmettre avec votre art ?
Violeta Quispe : Mon message est que nous devons être fiers de nos racines et apprendre à valoriser l’art et la culture. L’académie n’est pas le seul lieu d’apprentissage ; les communautés gardent également un savoir inestimable.
Pour moi, ce prix n'est pas seulement un accomplissement personnel, mais une opportunité pour que les jeunes de ma communauté voient qu’ils peuvent eux aussi aspirer à plus.
Je pense qu'il est important que chacun comprenne que l’art a un pouvoir, et que nous pouvons l’utiliser pour élever notre voix et défendre nos identités.
LPJL : Que signifie pour vous la possibilité d'exposer à la Cité des Arts en France ?
Violeta Quispe : Je suis très émue. C’est la première fois que je quitte mon pays pour une aussi longue période, et je ressens une grande responsabilité de représenter ma culture. Je veux rester fidèle à mes racines, en utilisant les méthodes traditionnelles, mais aussi en innovant et en fusionnant des techniques. Ce voyage sera une opportunité de continuer à apprendre et de montrer au monde la valeur des Tables de Sarhua et de tout l’art péruvien.
L'équipe du Petit Journal Lima exprime ses remerciements les plus sincères à Violeta Quispe pour sa générosité en partageant son histoire, son art et son précieux savoir sur les Tables de Sarhua. Son dévouement à la préservation et à la promotion de ce patrimoine culturel nous rappelle la richesse de nos racines et l'importance des voix féminines dans la tradition artistique andine.
Merci, Violeta, de nous avoir ouvert une fenêtre sur la communauté de Sarhua et de nous avoir permis de mieux comprendre la lutte, la fierté et l’amour qui inspirent votre travail.