

Les îles Perhentian, deux îlots montagneux mangés par la jungle, à 20 km de la côte est, qui trempent leurs plages dans les eaux cristallines de la Mer de Chine. J'ai connu pire comme destination de reportage ! En posant mes tongs sur l'île de Kecil, j'avais l'idée de vous décrire la vie des pêcheurs de l'île. Le Fishermen Village vit en effet quasiment en autarcie, à l'autre bout de l'île et des lieux touristiques, loin de la plage de Long Beach, certes paradisiaque, mais rythmée par les basses surpuissantes des derniers tubes américains à la mode. Comme si les touristes, trop perturbés par le calme et la beauté des lieux avaient, le soir, besoin de reprendre une bouffée de ce que l'Occident produit de mieux (ou de pire ?) ? en tout cas de plus bruyant - pour sa jeunesse.
Quand le bateau taxi m'a laissé au Fishermen Village, j'avais encore cette phrase du guide du routard en tête : "On a le sentiment d'être un voyeur tant rien n'y est fait pour les touristes". "Tant mieux", me disais-je, "Peut-être y trouverais-je un peu d'authenticité". Et j'espérais secrètement faire la rencontre d'un sacré pêcheur qui me dévoilerait ses secrets de pêche, me montrerait les différents poissons, m'emmènerait avec lui jeter quelques filets et me dévoilerait sa vision du monde.
Mais,j'étais loin du compte.

Le vieil homme et la mer
Plusieurs hommes s'activent autour d'un imposant bateau. Nous échangeons quelques mots, je leur explique la raison de ma présence et ils se mettent à rire "Les pêcheurs n'ont pas de bateaux", lancent-ils, avant de repartir décharger des barils d'essence en me laissant perplexe. J'ai du mal à comprendre. C'est plus loin que l'explication surgit, en face d'un poste de police, flambant neuf. "Il n'y a plus de pêcheurs ici, depuis 10 ans. Ceux qui restent sont basés à Kuala Besut. Maintenant le village vit du tourisme". A peine commencé, le reportage semble tomber à l'eau. Mais, j'ai envie d'en savoir plus. Direction une petit échoppe du village. La serveuse me confirme l'histoire et détaille : "En réalité, il n'y a plus que deux pêcheurs sur l'île. L'un pose des pièges. Le deuxième c'est lui!", fait-elle en me désignant un vieil homme au visage marqué par les embruns et le soleil, tout droit sorti d'un roman d'Hemingway. Inespéré ! Comme il ne parle pas anglais, un homme s'approche et se propose de faire l'interprète. Le pêcheur est peu enclin à bavarder mais explique tout de même sa difficile situation : "S'il n'y a plus de pêcheurs, c'est qu'ils ont tous changé d'activité. Avec le tourisme, on peut faire de l'argent rapidement et facilement. Maintenant, ça rapporte plus de vendre du Pepsi à quelques touristes que de vendre du poisson". Et lui alors ? "Moi, j'aime pêcher", lance t-il avec un air de défi. Pourrait-il m'emmener avec lui sur sa barque ? Le vieil homme est catégorique "Je préfère partir seul", comme s'il ne voulait pas partager la relation qu'il entretient avec la mer et ses poissons.
Je décide d'aller marcher jusqu'à la plage suivante en suivant le sinueux sentier qui zigzague à travers la jungle. Moustiques affamés, varans apeurés, j'arrive à Petani Beach, éreinté. "C'est à Marina Park qu'il faut aller", m'explique le propriétaire du seul restaurant de la plage. "C'est une sorte de capitainerie qui se trouve sur l'autre île, Besar. Vas-y. Là-bas, ils t'aideront".
Le lendemain, 10h du matin, à Marina Park. A la capitainerie, on me fait comprendre qu'il est plus simple que j'aille voir directement les pêcheurs. Et justement, à quelques encablures, plusieurs bateaux sont amarrés à la "jeti". Je m'approche. Sous des cocotiers, un groupe d'hommes discute en tirant sur des cigarettes roulées dans des brins de paille. Je me joins à eux et comprend rapidement que la barrière de la langue va poser problème. En baragouinant quelques mots en malais et gestes à l'appui, j'arrive à faire comprendre que j'aimerais embarquer avec eux, passer du temps à leurs côtés afin d'avoir une idée de leur quotidien, de leur vie à l'écart des activités touristiques. Ils éclatent de rire,parlent entre eux et ne me répondent rien. Au bout d'un moment, ils me tendent une cigarette de paille. Alors, je la fume et en voyant cela, il n'en finissent pas de jeter des rires mugissants, au dessus des vagues et jusqu'à la jungle.

Le creux de la vague
Petit à petit, je sens qu'il m'acceptent. Au bout de deux heures passées à l'ombre du cocotier, ils se lèvent : "On y va, suis nous". Et me voilà sur ce satané bateau de pèche avec cette joyeuse bande qui m'y accueille. Plusieurs vont s'affairer à recoudre des filets, un autre pêche avec un hameçon de fortune et ramène une multitude de poissons multicolores avec une régularité impressionnante. Un autre s'affaire à vider les poissons et à les entasser dans une glacière. D'autres vont faire la sieste ou manger du riz. Mais le bateau est toujours à quai. "On va partir, bientôt, bientôt?". Après deux nouvelles heures passées sur le bateau, il s'assurent que je veux réellement être du voyage : "On reviendra seulement demain". "Pas de problème je suis là pour ça". Ils s'esclaffent en s'activant sur les filets et je me vois déjà naviguer avec eux, braver la mer de Chine, tirer les filets, dormir sur le pont en regardant le ciel et les étoiles danser. Mais le rêve prend fin en même temps que les moteurs s'allument. Le capitaine vient m'expliquer qu'il ne peut finalement pas m'emmener, qu'il pourrait avoir des soucis avec la capitainerie, voire avec la police, fait-il en mimant ses deux mains menottées. Et que je sois journaliste n'y changerait rien.
Et me voilà débarqué, mes pieds et mes illusions enfoncés dans le sable. Et pendant que je marche le long de la plage, j'entends le moteur ronronner et voit le bateau les emporter vers le monde fragile et mystérieux qu'ils refusent de partager.
Texte et photos de Antoine Mariaux (www.lepetitjournal.com/kuala-lumpur.html) Lundi 11 Février. Rediffusion du vendredi 25 mai 2012
