Immense amoureux de l’Irlande comme vous pourrez le constater dans cet entretien, guitariste extrêmement influent, plus connu aux États-Unis qu'en France, Pierre Bensusan a été élu Meilleur Guitariste de World Music en 2008 par les lecteurs du magazine américain « Guitar Player Magazine ».
Pierre est spécialiste des accords dits « ouverts », notamment de l’accordage « DADGAD » ( Ré La Ré Sol La Ré), très utilisés en musique country et musique celtique. Nous avons parlé de guitare mais aussi de la vie des artistes en temps de Covid.
Lepetitjournal: Pierre, vous avez un lien particulier avec l'Irlande puisque vous avez rencontré Christy Moore dans les années 70 et votre outil de travail, votre guitare, est une guitare du luthier mondialement reconnu, George Lowden basé en Irlande du nord. Comme souvent en matière de musiques, tout est histoire de rencontres…
Je porte l’Irlande sur moi, cette veste que je porte aujourd’hui a été achetée dans le Donegal. L'Irlande, c'est une vieille histoire d'amour, ça a démarré avec les Dubliners et Planxty (NDR: le groupe de Christy Moore dans les années 70). Quand j'avais 15 ans j'avais été dans un festival folk en Bretagne, le festival Kertalg (1). Il y avait Alan Stivell, Planxty. Et j'ai eu la chance d'être là. J'ai été subjugué par cette musique que je connaissais par l'album d’Alan Stivell “Renaissance de la harpe celtique”. En plein concert de Planxty, de nuit, il y a eu une panne de courant. Il n’y avait plus de son, plus de lumière, plus rien. Et ils ont continué de jouer devant 12000 personnes en acoustique comme ça. Il n’y avait pas un bruit. Chacun essayait d'entendre. C’était comme une musique de chambre, comme un quatuor à cordes. C'était assez magique comme ambiance.
Après je suis rentré à Paris j'ai acheté leur premier album (Planxty – Planxty, 1973 NDR), J'ai commencé à adapter certains morceaux de ce disque à la guitare. J'avais découvert l’accordage de la guitare DADGAD (NDR: dont Pierre est un éminent spécialiste). Je suis autodidacte donc tout ce que je fais je l'ai appris soit en le découvrant par moi-même, soit en étant inspiré par les autres. A l’époque il n'y avait pas de vidéo ni de partition donc on pouvait simplement écouter la musique des gens à l'oreille ou aller à la pêche et faire ses propres expériences.
Je me disais: ''c'est quoi ces gens qui font une si belle musique ?''
J’ai commencé à jouer des morceaux comme ça, sans connaître l’Irlande. C’était juste un feeling que j’avais par rapport à ce pays. Un rêve fantasmagorique finalement. À travers la musique j'ai essayé de découvrir qui étaient les Irlandais. Je me disais: ''c'est quoi ces gens qui font une si belle musique ?'' Alors j'ai commencé à lire des bouquins sur l'histoire de l'Irlande, le fait qu'elle avait été colonisée pendant très longtemps. Le conflit en Irlande du Nord et tout ça. Ça a correspondu à un moment où j’ai fait ma première tournée en Suisse. J’avais 19 ans. J’ai rencontré un expatrié français en Suisse, il était fou furieux de l’Irlande et il m’a emmené en Irlande avec sa R16. Il m’a emmené voir les irlandais. A Dublin puis au Fleadh Cheoil qui se trouvait à Buncrana (County Donegal - 1975). Puis on est allé à Doolin. Dans ce bar, l’un des antres de la musique traditionnelle. Puis nous sommes allés sur les îles d’Aran. Nous avons été bloqués une semaine sans argent, sans vêtement et sans guitare, mais on s’est fait des super amis. Naufragés sur une île. Au bout d'une semaine ensemble on a réussi à retourner à Doolin en passant par Galway.
J’avais été invité par la sœur de Christy Moore (Eilish Moore) pour jouer à Dublin dans son folk club, “the meeting place” parce qu’elle avait écouté mon premier album. Mais j’étais bloqué sur les îles d’Aran, je n’ai pas pu la prévenir. Elle ne s’est pas inquiétée outre mesure.
Un ou deux ans après je suis retourné jouer là-bas. Elle m’a dit « oui, on t’a attendu ». Je lui demande : « Tu ne t'es pas inquiétée ? », elle m'a dit « non, nous en Irlande on est comme ça. Tu n’es pas venu, ben voilà. On n'a pas manqué de musique, il y avait de la musique ce soir-là ».
Ce qui est fou c'est que moi qui étais un grand fan de Planxty, je commençais à graviter autour de ce groupe mythique. Christy Moore était venu me voir pendant un concert. Un jour je jouais en Angleterre et Liam O'Flynn (NDR: joueur de uilleann pipes et tin whistle du groupe), cherchait une maison avec sa femme pour séjourner quelques jours en France. Je lui ai dit qu’il pouvait venir chez moi. Et du coup on a eu Liam O'Flynn à la maison pendant cinq jours avec sa femme.
Un jour il y a eu le grand Dónal Lunny (NDR: bouzouki, guitares, bodhrán, claviers du groupe) qui est venu me voir en concert à Dublin. C’était le moment où j’avais fait l’adaptation du texte de Victor Hugo “Demain dès l'aube". Il vient me voir et me dit “The Hugo song, the Hugo song...it’s a hit!” (NDR: à entendre avec l’accent !). Je lui dis “on verra, peut-être, j’aimerais bien.” C’était drôle. Donc oui, l’Irlande c’est une belle histoire.
LPJ: Et il y a cette rencontre avec George Lowden…
Ma première tournée dans le nord c’était en 1977. Je devais faire un concert à Belfast. C'était tout une expérience de visiter la partie en guerre. C'était sérieux, ça ne rigolait pas. Les gens étaient tendus. Je m'en rendais compte sans m'en rendre compte. J’étais avec ma petite bagnole, avec ma guitare, je faisais mes concerts. De temps en temps en plein milieu de la campagne j'étais arrêté par l'armée anglaise qui fouillait. C'était palpable, dans la ville les gens étaient vraiment tendus, sur la brèche. Mais au concert c'est là où ils se retrouvaient.
J’ai écrit à George Lowden. Il m'a répondu par lettre : « Je serais très heureux de te faire une guitare. » Il m'a fait ma guitare. Un ami m'a amené la guitare et ça c'est l'histoire de ma vie.
J'ai fait ce concert à Warrenpoint. A la fin de ce concert, il y a un gars qui est venu me parler. Il m'a dit: « Je suis ami avec un luthier qui habite dans le coin et si demain tu as un peu de temps ce serait super que tu passes. Il n’a pas pu venir et s'excuse. Mais il serait heureux que tu viennes le voir avant de reprendre la route ».
Je n’avais pas pu mais leur avais dit qu’ils pouvaient aller de ma part au magasin “Le Folk”, rue Quincampoix, à Paris, pour voir si le magasin pouvait distribuer leurs guitares. Des mois plus tard, je reçois un coup de fil du magasin de guitares qui me dit : « On a reçu des guitares d'Irlande il faut absolument que tu viennes les voir ». Là je me dis: «les guitares d'Irlande ça doit être le gars...» Je vais voir les guitares et ce sont les guitares Lowden (2). Le magasin me dit: «Il n’est pas venu de ta part mais il est venu avec ses guitares. On les a prises, on les a achetées tellement elles sont belles».
Je vois les guitares et là je tombe à la renverse par le look des guitares et le son. Ce qui m'a attiré tout de suite c'est d'abord le look. C'était d'une grande élégance. C'était austère. Ce n’était pas les guitares américaines avec un vernis brillant c'était très très différent. Il fallait que tu ailles vers la guitare mais déjà elle te magnétisait rien qu'avec son look. Après je la touche et j'ai commencé à la jouer. J'ai trouvé le son tellement beau. J'ai dit: « Peux-tu me donner le contact du luthier ?»
J’ai écrit à George Lowden. Il m'a répondu par lettre : « Je serais très heureux de te faire une guitare. » Il m'a fait ma guitare. Un ami m'a amené la guitare et ça c'est l'histoire de ma vie. C'était en 78. Un an après ma tournée. J'ai commencé à enregistrer avec cette guitare. C'est la guitare avec laquelle j'ai tourné tout le temps. Je n'avais pas de seconde guitare, je n'avais pas de backup. Je faisais attention à ne pas l'abîmer, à ne pas la perdre, à ce qu'elle ne me soit pas volée.
Donc on a entretenu avec Lowden un contact permanent. Il m'a invité chez lui. Maintenant on est comme de la famille, c'est de l'amitié. On peut parler de vie de religion, de business. On parle du monde, c'est une histoire particulière. Je suis très heureux que la guitare que je joue soit faite par lui parce que je l'apprécie énormément comme personne. C'est l'une des raisons intuitives pour lesquelles j’aime cette guitare, parce que quelque part il y a son esprit qui est là-dedans. Un esprit intègre qui ne fait pas de compromis, qui n'a jamais fait de compromis avec le business, avec la qualité. Il n'a jamais mis le business avant la qualité. Il a donc pris des routes difficiles. Il a tenu parce qu'il savait qu'il fallait qu'il soit fidèle à son principe de l'éthique de l'instrument, du respect des gens pour la musique et pour l'instrument.
LPJ : Sur votre nouvel album, "Azwan", l’un des titres est "Return to Ireland", que représente ce retour en Irlande?
Déjà rien qu'avec ma guitare l’Irlande est une partie de ma vie. Ce n’est même pas une question, l'Irlande est en moi, je n'ai pas besoin de jouer cette musique. Quand je vois les Irlandais vivre leur musique, je me dis que jamais je ne pourrais vivre cette musique comme ils la vivent. Quand tu vois quelque chose d'aussi profond et d'aussi fort, ça t’aide toi à trouver tes racines, ça te questionne par rapport à d’où tu viens, qu'est-ce que tu cherches à faire avec la musique. Un irlandais qui va faire de la musique traditionnelle il va grandir avec cet art. Il va faire quelque chose de différent. Il y en a beaucoup en Irlande qui partent de leur musicalité intrinsèque et qui vont faire quelque chose de très original. On en trouve beaucoup aux États-Unis. Ce lyrisme irlandais on le trouve un peu partout dans la musique aujourd'hui même chez les Beatles. La musique irlandaise elle m'a touché d'une certaine manière et maintenant je l'utilise, elle est dans mon vocabulaire musical. C'est un élément de composition. J'aime la citer mais ne pas la paraphraser. Je ne veux pas en faire une parodie mais la citer comme une référence culturelle, géographique. C'est intéressant dans la composition car ça fait voyager l'auditeur quand il écoute. Quelque chose qui fait que tu es pris dans une espèce de voyage.
LPJ : Justement, votre disque « Azwan » est sorti juste avant le premier confinement et la fin des voyages. Pour l'instant le Covid 19 et le confinement n'ont pas du tout été bénéfiques pour les spectacles vivants. Avez-vous pu, de votre côté, sortir du positif de cette situation? L’un des titres du disque s’intitule "Optimystical". Comment voyez-vous les choses avec ce second confinement ?
Si on est assez malin on va tous apprendre quelque chose de tout ce qui nous va nous arriver maintenant.
Je suis un peu comme tout le monde je passe par des périodes où je suis un peu optimiste et des périodes où je suis complètement sidéré mais jamais anéanti. On voit qu’un petit truc microscopique peut anéantir toute une planète. Il n’y a pas besoin de dépenser des milliards et des milliards dans les armements. Un truc que l’on ne voit même pas qui nous terrasse. La bonne nouvelle c'est qu'on est tous inter-dépendants et qu'on devrait apprendre quelque chose de voir à quel point on est tous les mêmes, on est tous pareil, on a tous les mêmes besoins
Pour moi les artistes ont toujours été à la marge. Ils arrivent à vivre à condition que le monde soit bien équilibré et que les gens puissent consacrer une partie de leur budget aux arts. C'est ça qui nous fait vivre. On ne vit pas de l'argent public bien que parfois oui. Mais on vit de l'argent du public. C'est incroyable à quel point. C'est encore plus vrai aujourd'hui qu'hier. Je tourne beaucoup aux États-Unis et la plupart des concerts ne sont pas du tout sponsorisés. Je gagne ce que le public me donne quand il vient au concert. On n’avait jamais vu avant à quel point c'est très très fragile cet équilibre. C’est très aléatoire. Là ce n'est pas une crise de manque d'imagination ni une crise de qualité artistique. C'est une crise de devenir. A tel point que des artistes se demandent si ça vaut encore le coup de continuer parce que personne ne les entend. Je me dis ça vaut quand même le coup de continuer. J'ai sorti mon dernier disque « Azwan » au pire moment, ou au meilleur. Avant cette crise beaucoup de gens l’avaient pré-commandé. Il y avait une tournée de 110 concerts aux États-Unis pour lesquels des promoteurs avaient déjà payé. Je dois ces concerts mais tout a été annulé. Il y a eu aussi des donations de gens qui spontanément ont voulu me soutenir, c'est incroyable. Je n'ai jamais vécu autant du public. Ce public qui me soutient depuis toujours. Qui achète mes disques, mes partitions, qui vient aux concerts, qui vient aux stages. Récemment j’ai donné mon stage annuel et j’ai pris deux fois moins de monde. Nous avons respecté les distances.
Je me dis, dans cette chaîne humaine je suis là, je vais rester là et je vais continuer d'être là.
Propos recueillis par Julien Chosalland
- En 1973, festival Folk en Bretagne à Kertalg - https://fr.wikipedia.org/wiki/Festival_de_Kertalg#cite_note-8
- https://www.lowdenguitars.com/
Si vous voulez découvrir l’univers de Pierre autour de l’Irlande:
Si vous écoutez des CD en voiture, à la maison ou voulez convertir ses CDs pour mettre sur votre clef USB, vous pouvez commander le dernier album ou les douze autres, comme il dit « du producteur à l’auditeur »: https://www.pierrebensusan.com/store_viewallproductcatagory.asp?ID=94