Installé depuis trois ans à Dublin, Thibaut Loïez, alias Lesco Griffe, âgé de 27 ans, a plusieurs cordes à son arc. Dessinateur et caricaturiste pas qu'à ses heures perdues, il est aussi professeur assistant à Trinity College et prépare actuellement une thèse. Découverte d'un expatrié singulier, amoureux de la capitale irlandaise.
Depuis quand vis-tu à Dublin ?
Je vis à Dublin depuis trois ans. Je suis originaire du Nord-Pas-de-Calais. Je suis un passionné de langue anglaise. Durant mes études, j'ai passé un an en Erasmus à Canterbury en Angleterre. Puis j'ai décidé de venir à Dublin en tant que professeur assistant à Trinity College. J'étais censé ne rester qu'une seule année mais j'ai finalement réussi à négocier. J'ai donc été engagé comme lecteur et professeur assistant. J'avais adoré mon expérience à Canterbury. Il ne faut pas le dire aux Irlandais, mais je trouve qu'il y a beaucoup de similitudes entre la culture anglaise et la culture irlandaise. Au-delà de ça j'ai un réel intérêt pour la culture et le monde anglophone. D'où mes études, et mon travail actuellement. Outre mon travail de professeur et le dessin, je réalise effectivement une thèse en traduction sur l'?uvre de l'auteur anglais David Mitchell. Qui est selon moi, un auteur à part est donc un sujet de travail encore plus intéressant.
Tu as un travail à Trinity College, le dessin est-il donc seulement un hobby ou un peu plus que ça ?
C'est un peu plus que ça, je suis vraiment passionné et j'y passe beaucoup de temps. Je suis très actif sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter?). J'ai également un blog Legauchercontrarié. Ce nom vient du fait que je suis gaucher, et souvent râleur (sourire). J'essaie aussi de répondre le plus possible aux commentaires. J'ai également participé à plusieurs publications notamment sur le site d'informations français Streetpress, mais aussi dans des publications ici en Irlande. J'ai produit plusieurs comics strips pour le Trinity Times (journal étudiant de l'Université) ainsi que pour Rabble, un autre journal irlandais.
Et j'ai une anecdote sympa : une de mes caricatures est chez Enda Kenny, le Taoiseach (ndlr : premier ministre irlandais). Lorsqu'il est venu visiter l'entreprise de mon épouse pour l'inauguration, elle a réussi à lui donner les originaux de deux de mes caricatures : l'une de lui-même et l'autre du Président Higgins. Sa réaction a été « je ressemble vraiment à ça? », puis en voyant le dessin du Président « oh, c'est tout à fait lui ! ». Comme quoi c'est toujours plus facile d'apprécier la caricature des autres que la sienne (rires).
« Fluide glacial a joué un rôle particulier dans mon apprentissage du dessin. »
Depuis quand dessines-tu ? Comment as-tu appris ?
J'ai commencé assez jeune, mais il faut savoir que je suis autodidacte. J'ai eu et j'ai encore plusieurs sources d'inspirations. En découvrant des BD, des journaux satiriques, des revues? Je dois tout de même avouer que Fluide glacial a joué un rôle particulier dans mon apprentissage du dessin.
Mon travail ne demande donc pas beaucoup de dépenses. Le coût n'est pas très élevé finalement. Je dessine aux crayons de couleurs et aux feutres tout dépend des dessins. Par contre je fais très peu de retouches à l'ordinateur donc cela ne nécessite pas beaucoup de matériel.
Pourquoi avoir choisi le pseudonyme Lesco Griffe ?
J'affectionne particulièrement le mot « escogriffe ». Pour deux raisons principales parce qu'il fait référence à homme grand maigre, un peu dégingandé, ce qui me ressemble bien (rires). Et puis y a le mot griffe, dans le sens signature du dessinateur. Cependant j'aime vraiment les différentes connotations du mot escogriffe, le côté « qui ose tout », « hardiesse » me plaît aussi.
As-tu des projets en cours ?
Je travaille actuellement sur une BD satirique que j'ai intitulée Monde de merle. Elle colle à l'actualité, en utilisant l'univers ornithologique. Pour donner une idée, le président Hollande est représenté par un pingouin par exemple, Valls est un vautour?
Puis j'ai plein d'autres projets. Il y en un qui me tient particulièrement à c?ur sur la mythologie grecque. Je suis passionné par cette mythologie et j'aimerais mélanger Antiquité/modernité, mettre en scène la métaphore de la crise grecque par exemple mais au temps de la Grèce antique.
La différence entre la BD satirique et la caricature de l'actualité, est une différence de temps et de ton. La caricature d'actualités doit être un dessin rapide et clair, presque instinctif. Mon style évolue cependant tout le temps. J'essaie de trouver de nouvelles inspirations. En ce moment, je découvre les comics trips irlandais, eh oui, ça existe (rires) !
« la caricature est un exutoire »
L'actualité est une source inépuisable pour toi, quel rapport entretiens-tu avec l'actualité française et irlandaise ?
Certaines choses peuvent m'échapper dans l'actualité irlandaise. Alors que la caricature politique nécessite de toujours garder un lien avec l'actualité politique, sociale et culturelle. Notamment par rapport à la technique très utilisée du syncrétisme, qui consiste à réunir deux évènements d'actualité dans un même dessin. (la caricature ci-contre en est un exemple)
En Irlande c'est plus nébuleux sur le plan politique. Même mes étudiants irlandais connaissent plus l'actualité américaine et française qu'irlandaise. Pour que la caricature, l'humour, la satire, « marche » je dois partager avec mon public un tissu référentiel et culturel commun.
Si je dis que la caricature en Irlande n'est pas très développée... Que me réponds-tu ?
Qu'elle est effectivement moins développée ici que dans beaucoup d'autres pays. Je ne connais que le magazine Phoenix dans ce registre ici. Et encore les caricatures ne sont pas toujours mordantes encore moins concernant les caricatures religieuses. J'ai d'ailleurs appris quelque chose après les « attentats de Charlie ». Il y avait eu une publication internationale du numéro après le drame. Je suis allé chez Eason pour commander mon numéro, mais ils n'ont pas voulu me le donner, car le blasphème est interdit en Irlande? Je ne le savais pas et beaucoup d'Irlandais ne le savaient pas non plus, mes élèves par exemple n'étaient pas au courant.
Justement, les caricatures de Mahomet il y a quelques années avaient posé le débat, les attentats contre Charlie Hebdo l'ont relancé, jusqu'où peut-on aller selon toi, te fixes-tu des limites ?
Je suis un grand admirateur de Pierre Desproges. Et vous savez ce qu'il disait à propos du rire. Selon moi, si on veut caricaturer le prophète Mahomet en l'occurrence, il faut qu'il y ait un réel intérêt à le faire, sinon cela ne sert à rien du tout. En cela je suis plus proche de ce qu'a pu faire Plantu (dessinateur du Monde), plutôt que de Charia Hebdo. Je comprends que des musulmans aient pu être offusqués. Je préfère les caricatures qui se moquent des racistes, du FN, et de toutes les formes de radicalismes et d'extrémismes. Parce que c'est justement à eux que j'attribue la fameuse perte des valeurs françaises. Et cela me fait souvent mal au c?ur de devoir en parler avec mes élèves irlandais à Trinity College.
Face à cela la caricature est un exutoire. Toutefois j'essaie d'être juste le plus possible. De traduire la complexité du monde, de la vie, d'être dans la nuance. Et non pas dans un manichéisme stérile dans lequel on reste souvent, avec d'un côté les bons de l'autre les méchants, ou la vérité et le mensonge.
Je n'ai pas non plus de mal à me moquer de moi-même, j'aime d'ailleurs me caricaturer. Et j'essaie de mettre autant d'exagération dans les caricatures de moi-même que dans toutes les autres.
Charlie Hebdo, le 13 Novembre, Bruxelles? Les dessinateurs sont-ils condamnés à faire des dessins après des attentats pour les années à venir ? Comment réagir ?
C'est toujours délicat. Le malaise que l'on peut avoir en tant que dessinateur, il réside dans l'angle qu'il faut choisir juste après l'évènement. Encore une fois on peut différencier deux styles différents, celui de Plantu dans Le Monde qui est dans la représentation de la tristesse et de rendre un hommage sincère aux victimes ; dans le registre du symbolique. Et puis y a Charlie Hebdo qui peut choquer après les attentats de Bruxelles par exemple avec Papaoutai, mais c'est l'esprit de Charlie. C'est au public de choisir, c'est toujours le public qui a raison. Je citerai Philippe Geluck qui par le biais du Chat, a dit : « Peut-on rire du malheur des autres ? Ça dépend? si le malheur des autres est rigolo, oui. » Mais il faut aussi savoir se moquer de soi-même, c'est ce que j'essaye de faire, trouver le bon ton.
Après les attentats de Bruxelles j'ai d'ailleurs vécu une expérience qui me servira de leçon avec le dessin que j'ai publié qui reliait les attentats de Paris et ceux-là. (voir ci-contre) Je n'avais pas mis de signature. Il a été partagé par une radio et repartagé de façon phénoménale. Mais sans jamais me citer, un ami m'en a averti. J'ai réussi à ce que la radio en question mette mon nom mais je n'ai pas pu le faire pour tous les partages. Cela me servira de leçon, il faut que je fasse attention avec les copyrights.
« Les Irlandais en général, aiment la culture et l'art dans toutes ses dimensions, toutes ses formes. »
Qu'apprécies-tu dans ta vie d'expatrié en Irlande ?
J'aime réellement la culture irlandaise. C'est un pays qui adore ses auteurs par exemple. Il faut dire que ce petit pays a vu naître un grand nombre de très grands auteurs. C'est pourquoi j'ai fait une série de portraits de quelques écrivains irlandais récemment avec James Joyces, Samuel Beckett, Jonathan Swift, George Bernard Shaw, Oscar Wilde ou encore Bram Stocker. (illustrations ci-dessous) Les Irlandais en général, aiment la culture et l'art dans toutes ses dimensions, dans toutes ses formes. Moi qui suis un passionné de mythologie, je trouve aussi que la transmission des légendes et de la mythologie irlandaise entre les générations est une richesse et crée quelque chose de particulier. Cela nous manque un peu en France je trouve.
J'apprécie aussi vraiment l'insouciance des Irlandais. La facilité de parler avec des inconnus. On dirait souvent qu'il n'y a pas de barrières. Je retiens aussi l'humilité irlandaise. A l'université c'est aussi toujours intéressant de rencontrer d'autres expatriés. C'est très enrichissant culturellement.
Avec ton épouse, comptez-vous rester ici encore longtemps ?
Mon épouse est Chinoise, elle s'appelle Xier, nous nous sommes rencontrés en Espagne mais Dublin est la première ville où nous nous sommes posés. On a le projet d'aller dans d'autres pays, cependant Dublin et l'Irlande auront toujours une place particulière pour nous. Nous allons avoir un petit garçon bientôt, il naîtra sur cette île et c'est pourquoi nous avons décidé de l'appeler Cillian, avec l'orthographe gaélique.
Dublin est ma ville préférée en Irlande je pense, j'aime bien Galway aussi, mais Dublin est particulière. J'aime me promener dans cette ville. J'aime le pub The Bernard Shaw sur Richmond Street. Il a une identité particulière avec sa cour intérieure et le bus à deux étages. Depuis quelque temps c'est un bar qui se « hipsterise » (rires). Et après y en a plein d'autres.
Enfin que penses-tu de la société irlandaise ?
J'aime la modernité, le dynamisme de ce pays. Le paradoxe c'est que c'est une société qui reste sclérosée par le poids de l'héritage catholique. Le mariage homosexuel en Irlande c'est un vrai progrès selon moi. En plus il a été approuvé par référendum ça prouve quelque chose. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi en France nous n'avons pas fait la même chose. Je parle également souvent de l'avortement avec mes élèves irlandais. Ils veulent savoir comment cela se passe en France. Et la très grande majorité d'entre eux sont pour, surtout les filles. Elles ont droit de disposer de leur corps. Il faudrait peut-être avancer sur ce sujet-là aussi.
J'ai vu en France que Valls voulait interdire le voile à l'Université? A Trinity College, il y a toutes les confessions on est dans la tolérance. En France j'ai l'impression que l'on se crée des problèmes et des polémiques tout seul et c'est bien dommage.
Retrouver d'autres dessins, portraits, caricatures et BD sur le page Facebook de Lesco Griffe, sur Twitter @lescogriffe et sur son blog Legauchercontrarié.
Mathias Lenzi (www.lepetitjournal.com/dublin) Vendredi 29 avril 2016