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RELIGION EN IRLANDE – Entretien avec le sociologue Tom Inglis

Écrit par Lepetitjournal Dublin
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 5 juillet 2016

En tant qu'expatrié Français, dans un pays dont la Constitution est placée sous l'égide de la Sainte Trinité, et où 84% de la population se déclare catholique, on a tendance à croire que les Irlandais sont très pieux. Et l'on ne comprend pas toujours pourquoi malgré ça la contraception est autorisée, le divorce aussi et le mariage homosexuel de même. L'Irlande a effectivement atteint un certain degré de sécularisation, que l'on peut entendre comme le recul de l'influence des institutions religieuses et du sacré dans différents aspects de la vie des citoyens. Toute société est toujours plus complexe qu'il n'y paraît. De ce fait, pour essayer de démêler tout cela, nous avons rencontré Tom Inglis, sociologue à University College Dublin (UCD) qui a longtemps travaillé sur le sujet.

Pourquoi avez-vous décidé de prendre pour principal sujet d'études la religion tout au long de votre carrière ?

Je viens juste de prendre ma retraite de professeur de sociologie à UCD. La majorité de mon travail a eu pour but d'expliquer d'un point de vue sociologique comment je suis devenu l'homme que je suis. Selon moi, tout est une question de culture et si l'on veut comprendre la culture, c'est important, voire essentiel de comprendre la religion. La religion a encore et toujours un impact énorme dans la plupart des sociétés dans le monde aujourd'hui, tout comme elle en a eu à travers l'histoire. En Irlande, la culture dans laquelle j'ai grandi, était extrêmement catholique. Entre les années 1950 et 1980, 92% de la population de la République d'Irlande étaient catholiques. A peu près 90% d'entre eux allaient à la messe une fois par semaine. Les grands moments de la vie comme les naissances, le baptême des enfants, les mariages, mais aussi les décès se déroulaient au sein de l'église catholique. Donc au cours de ma vie les choses ont évolué, j'ai pu le voir et le vivre. La réalité est cependant qu'une grande partie des Irlandais sont toujours éduqués au sein des écoles catholiques. Ce qui a changé c'est que la pratique de la religion est devenue beaucoup moins orthodoxe, moins traditionnelle et rigoriste, mais aussi moins légaliste. Cela signifie que les gens craignent moins de désobéir à l'Eglise. Concernant le salut, même si les gens peuvent croire au paradis, ils ne croient plus tellement à l'enfer. L'Eglise n'est plus au centre de la quête du salut. Enfin, il y a aussi une acceptation une tolérance bien plus grande qu'auparavant envers les autres croyances et religions.

Quelles sont les principales évolutions que vous avez pu relever au cours de vos enquêtes ? Y a-t-il des différences avec la France ?

Si l'on combine ce dont je viens de parler avec le développement du cosmopolitisme, ainsi que de la globalisation, on obtient une augmentation de la sécularisation. De ce fait, la plupart des gens, dans leur vie de tous les jours vivent très bien sans se demander et être inquiets à propos de ce que l'Eglise pense, ou de leur rapport à Dieu. Donc l'Irlande n'est pas si éloignée de la France sur ce sujet. Même s'il y a toujours une distance, une différence entre nos deux pays en termes de sécularisation. Ce qui a évolué au cours des dernières décennies en Irlande, c'est que les gens ne sont plus des catholiques orthodoxes et traditionnels, mais plutôt des catholiques « culturels ». Pour en revenir aux grands évènements tels que la communion, la confirmation, la naissance, le mariage, ce que j'appelle « des transitions de la vie » les gens sont heureux et ils veulent toujours vivre ces moments dans le lieu et le cadre qu'est l'église. Les parents irlandais sont aussi heureux d'envoyer leurs enfants dans des écoles catholiques. Ce qui signifie que les enfants sont toujours éduqués, élevés au sein d'une culture catholique.

Il y a eu un débat au sein du gouvernement et même au sein de l'Eglise, sur la question de la nécessité ou non de réduire l'emprise de l'Eglise sur le système éducatif. L'Eglise gère en effet 90% des écoles primaires du pays. En réalité il n'y a pas eu tant de débat que ça pour les Irlandais, au sein de la population. Numériquement, les catholiques culturels en Irlande, ont donc lentement remplacé les catholiques « cultuels et orthodoxes ». Et il y a des types de pratiques cultuelles et culturelles qui ont vu le jour, avec une catégorie que j'appelle les « catholiques créatifs » qui ont créé dans leur vie une synergie entre catholicisme et yoga par exemple, ou réflexologie? Ils peuvent avoir différentes conceptions de la spiritualité, ils peuvent même croire dans la réincarnation. Ils ont donc créé une symbiose entre ce que j'appelle « les éléments du nouvel âge de la religion » et la religion catholique traditionnelle.  Enfin d'un autre côté, il y a les « catholiques désenchantés ».

La différence que je vois avec la France, c'est qu'en France il y a beaucoup plus de catholiques désenchantés qu'en Irlande, et moins de catholiques créatifs et culturels qu'en Irlande. Il y a en revanche ici, très peu de personnes qui veulent se débarrasser complètement de leur héritage catholique. Très peu de gens nourrissent un ressentiment, une ranc?ur contre l'Eglise.

« Nous sommes passés d'un capitalisme catholique à un capitalisme consumériste »

L'Irlande demeure donc bel et bien un pays catholique? 

Les gens vivent avec des ambiguïtés. On ne connaît pas réellement quel est le sens de notre vie. Et on ne va pas forcément aller chercher cette réponse. Nous vivons en permanence avec des contradictions. Chaque personne va essayer de s'adapter aux différents contextes dans lesquels il va évoluer au cours de sa vie. On va donc souvent essayer de trouver différentes voies vers la spiritualité. La théorie de l'offre et de la demande est une notion importante en sociologie des religions. En Irlande il n'y a quasiment qu'une seule offre de message religieux et spirituel, c'est l'Eglise catholique. Très peu de gens vont et sont allés chercher des alternatives (nouvelles formes de spiritualité, protestantisme, islam, judaïsme, bouddhisme?). L'Irlande fait donc toujours partie des pays catholiques, comme la Pologne par exemple, surtout en comparaison avec la France. Il faut toutefois bien garder en tête la nuance que j'ai évoquée, c'est que les pratiques sont désormais beaucoup plus culturelles que cultuelles. Pour prendre un exemple, au cours des périodes de crise dans la vie d'un être humain comme la maladie, la mort, des tragédies, on cherche un sens donc bien souvent les gens vont retourner vers la religion dans ces moments-là, et rouvrir le tiroir catholique pour voir ce qu'il y a dedans afin de s'y raccrocher.

L'implantation et le développement de la société de consommation en Irlande est-elle la principale raison de ce recul de l'influence de la religion catholique et de l'Eglise sur la vie des Irlandais ?

Nous sommes passés effectivement en Irlande mais pas seulement, d'un capitalisme catholique en quelque sorte, à un capitalisme consumériste. Le mouvement qui nous a tous transformés en consommateurs plus ou moins assujettis, a en effet été la principale transformation. La raison pour laquelle, nous ne pensons pas à Dieu lorsque nous marchons dans la rue, lorsque nous sommes dans un pub, dans un café? est que nous avons été colonisés par le marché. Nos désirs, nos identités, nos sens, ce que nous considérons comme juste et mauvais, ce qui constitue une belle vie, tout cela vient désormais directement du marché, de la consommation, ou de façon intermédiée, par les nouvelles technologies, qui elles-mêmes appartiennent au marché et font partie plus qu'intégrante désormais de nos sociétés capitalistes. C'est un changement important en Irlande, car il y a 60 ans, la société de consommation était sous développée. Dans l'Irlande dans laquelle je suis né et j'ai grandi, le temps était beaucoup plus rythmé par la religion (prières?), et l'espace beaucoup plus marqué et structuré par elle. Il y avait par exemple des iconographies religieuses sur les maisons. Alors que maintenant tout n'est que consommation, ce que les gens regardent à la télé, le sport à la télé, le fait d'aller faire du shopping comme une activité importante. Cela ne veut toutefois pas dire dans le même temps que Dieu est hors-sujet, qu'il a disparu. C'est tout simplement que dans les sociétés dans lesquelles nous vivons et au sein desquelles nous avons un certain nombre de pratiques, il ne préside plus tellement dans nos vies quotidiennes comme ça a pu l'être auparavant. Dans un même temps cependant il peut facilement revenir dans la vie des gens dans des moments particuliers.

Peut-on donc dire que l'Irlande est une société sécularisée ?

La réponse n'est pas noir ou blanc. La question n'est pas de savoir si l'Irlande est sécularisée ou non. C'est plutôt une question de degré. Ce n'est pas comme essayer de prévoir la météo. Les gens, dans leurs vies personnelles respectives, peuvent passer par différents caps et états dans leurs vies selon les contextes. Il faut aussi penser et analyser cela sur le plus long terme, je pense que si des catastrophes se produisent, elles pourraient rapidement nous faire revenir en arrière et nous faire replonger plus profondément dans la pratique religieuse orthodoxe. Et l'histoire a d'ailleurs montré, que l'Eglise a parfaitement su traverser les périodes sombres et être encore là de nos jours. Certains pensent assurément : « laissons le capitalisme vivre, il s'éteindra sûrement un jour et alors nous pourrons revenir aux affaires. »

« La plupart des Irlandais sont donc dans un entre-deux, un territoire entre l'individualisme et l'abnégation pour le bien du collectif. »

Proportion de gens qui ont répondu être catholiques en Irlande en 2011. Les régions en rouge sont celles où les Catholiques sont en majorité.
L'Irlande a avancé depuis une vingtaine d'années sur certains sujets (mariage, sexualité, contraception?) qui étaient les bastions de l'Eglise, comment peut-on l'expliquer ?

Il y a depuis longtemps des questionnements autour des droits humains. Et l'Eglise a effectivement toujours essayé d'avoir son mot à dire là-dessus, sur la contraception, l'avortement, le divorce, l'homosexualité notamment? Il y a désormais ce que j'appellerai une accommodation de plus en plus grande sur ces thèmes. Les femmes et les hommes politiques ont pour la plupart de moins en moins peur d'avancer sur ces sujets-là. Le divorce, la contraception, le mariage homosexuel ne sont plus des problèmes en Irlande. Celui qui demeure c'est celui de l'avortement. Les voix en faveur du « Pro-choice » commencent à monter de plus en plus, et l'opposition perd du terrain. En parlant de l'opposition, leur façon de penser l'avortement en Irlande, mais pas seulement, est bien sûr profondément influencée par la notion de ce qui est bien et mal développée par l'Eglise. Si Dieu et l'Eglise semblent être moins omniprésents, et que les gens essaient de plus en plus de produire leur propre morale, on ne peut toutefois pas mettre au placard si rapidement l'influence de l'Eglise notamment sur des sujets importants qui questionnent justement le sens de la vie.

Cela étant, il y a quelques années, la loi encadrant la protection des grossesses était vraiment très restrictive. Cela a évolué et je pense que le nouveau gouvernement minoritaire pourra faciliter et amener une solution à ce problème. Mais enfin nous verrons? (sourires)

Divorce, contraception, mariage homosexuel? l'Irlande a donc certes avancé sur ses sujets, mais pourquoi l'avortement semble demeurer le seul sur lequel le gouvernement n'a pas rejoint la plupart de ses voisins européens ?

L'Irlande a plein de particularités qui la rendent unique et différente. Par exemple même si le divorce a été introduit il y a une vingtaine d'années, le taux de divorce est l'un des plus bas d'Europe. La raison principale de cette particularité est l'importance de l'institution familiale en Irlande. C'est la première instance culturelle et de socialisation, au sein et à partir de laquelle, les individus sont intégrés et dans laquelle ils s'impliquent. Au sein de la grande majorité des familles irlandaises, il y a toujours ce que j'appellerais un niveau élevé d'abnégation (self-deny), de sacrifice et d'abandon de soi pour les besoins de la famille. La forme la plus rigoriste et aboutie du capitalisme consumériste, est l'individu. Ne faire attention qu'à soi-même, que tout ce qui compte ce sont mes besoins et mon intérêt personnel. Ce n'est cependant pas encore totalement accepté ici. Il y a toujours ce sentiment persistant de devoir d'abnégation pour la famille, d'abandon de ses envies personnelles pour les besoins de la famille mais aussi, pour les femmes parfois d'abandonner leurs envies pour la vie qui va naître et qui se trouve dans leur ventre. C'est en grande partie pour cela que l'avortement est encore interdit et rejeté en Irlande, même si cela commence à évoluer.

C'est un résidu culturel, une façon de penser, qui, même si l'individualisme monte en puissance, reste assez fort. La famille joue donc un rôle prépondérant dans cela mais je pense toutefois qu'il serait faux de croire que les gens suivent à la lettre dans ce cas les préceptes de l'Eglise catholique. Non c'est plutôt culturel. C'est certes un héritage catholique, mais les gens ne suivent pas à la lettre une doctrine dictée par l'Eglise. On a plutôt affaire là avec une façon d'être qui est intégrée depuis longtemps. Et c'est en particulier ce qui fait que l'Irlande est différente. L'Irlande n'a pas encore totalement, ou du moins de façon relativement moins marquée que d'autres pays, pris le chemin d'une culture dominée par l'individualisme, le nombrilisme (self-indulgence), l'intérêt personnel. Cette culture de l'abnégation, d'un sentiment d'abandon de ses besoins pour le bien de la famille et des autres est au contraire encore bien ancrée. C'est ce qui rend l'humour et l'identité des Irlandais différents. Cependant les stratégies qu'ils mettent en ?uvre pour réussir dans leur vie quotidienne sont basées sur une culture différente, celle du monde capitaliste et managérial. La plupart des Irlandais sont donc dans un entre-deux, un territoire entre l'individualisme et l'abnégation pour le bien du collectif.

La religion catholique est bien entendu toujours largement majoritaire en Irlande, cependant qu'en est-il de l'intégration des minorités religieuses ?

Il y a moins de 2000 juifs en Irlande et environ 40 000 musulmans. A propos de ces questions, le gouvernement vient au second plan. Même s'il y a les mêmes questions que dans beaucoup de pays d'Europe, à propos du port du hijab à l'école notamment, c'est toutefois différent, car nous n'avons pas été un pays colonisateur. Il n'y a donc pas de ressentiment entre les communautés, comme on peut le percevoir parfois en France par exemple. Je pense qu'il y a moins de préjudices et de discriminations envers les minorités ici en Irlande mais cela n'a pas encore été étudié. Dans le sens où, en Irlande il a bel et bien été observé une baisse des agressions et des discriminations envers les minorités religieuses et ethniques, mais cela n'a pas été analysé en comparaison avec les autres pays européen.      

Il y a par ailleurs eu un débat sur le fait, que pour s'inscrire dans une école catholique, il faut être baptisé, étant donné notamment que selon le dernier recensement presque 250 000 personnes se sont déclarées « sans religion ». Il n'y a toutefois pas un mouvement énorme qui dit « L'Eglise ne doit plus s'occuper du système éducatif ». Si les chiffres des personnes qui ne vont pas à l'église augmentent, aux alentours des 30% maintenant, particulièrement chez les jeunes et les actifs qui habitent en ville, de manière générale, ces personnes envoient ensuite leurs enfants à l'école catholique, alors qu'ils sont censés normalement être « fâchés » puisqu'ils ne vont plus à l'église. Au cours de mes recherches je n'ai toutefois vu aucun indice flagrant qu'ils le sont ou bien d'un quelconque mouvement de protestation. Très peu écrivent aux journaux, ou vont à la télé, ou manifestent dans la rue pour dire que c'est scandaleux, intolérable.    

Pour conclure, le sociologue Max Weber au début du XXème siècle avait annoncé que sous l'effet du développement de la société capitaliste, de l'avènement de la raison scientifique et technologique on assisterait à un « désenchantement du monde ». Que l'on peut définir comme un recul des croyances religieuses, magiques et de la spiritualité. Qu'en pensez-vous ?

Je pense que Weber avait tort, la société moderne n'a pas entraîné un désenchantement du monde. Et je peux le voir de plusieurs façons. Nous n'avons absolument pas atteint son modèle de société bureaucratique rationnelle par exemple. Nous n'avons pas mis de côté le mysticisme, la magie et la spiritualité. Pour moi la question est que les gens ne connaissent pas le sens de leur vie et ce, même avec l'apport des sciences et des nouvelles technologies. Il y aura toujours des questions immenses auxquelles on ne saura pas répondre. La religion est basée autour de la question : « Comment avoir une belle vie ? » J'ai pu observer des nouvelles formes de spiritualité. Maintenant est-ce que faire un footing dans un parc, ou aller faire du vélo dans les Wicklow Mountains est une forme de spiritualité ? Euh? non bien évidemment ! Cependant, sortir de façon délibérée afin d'être en osmose avec l'environnement, et avec l'intention d'être entouré par la nature peut être une forme de spiritualité. Il faut se demander où les gens parviennent à trouver les effets, les frissons spirituels ? C'est flou, comme par exemple se retrouver, s'asseoir, fumer un joint et écouter de la musique, est-ce une forme de spiritualité ? Peut-être bien oui, mais c'est très difficile pour un sociologue comme moi d'analyser cela car c'est à la frontière entre le développement personnel, la thérapie personnelle, la découverte et la réalisation de soi, de son corps, de son esprit.

Si le sujet vous intéresse on vous recommande les ouvrages Are the Irish Different ? dirigé par Tom Inglis ainsi que La Sécularisation en Irlande publié sous la direction de Paul Brennan. Vous pouvez également consulter de la revue Etudes Irlandaises certains articles sont parfois gratuits.

Mathias Lenzi (www.lepetitjournal.com/dublin) Mardi 5 juillet 2016. 

Crédits photos : UCD ; William Murphy/Flickr ; SkateTier/Wikicommons ; Wikicommons.

 

logofbdublin
Publié le 4 juillet 2016, mis à jour le 5 juillet 2016
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