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SOUVENIRS - Au fil de l’Histoire, au fil de la mémoire

Écrit par Lepetitjournal Turin
Publié le 27 février 2013, mis à jour le 1 mars 2013

Carla Prat Albert a 98 ans et elle ne les fait pasVoilà un guide d'exception qui nous accompagne à la découverte de Turin d'antan en nous faisant voyager dans le temps, portés par la force de ses souvenirs. En suivant le fil de sa mémoire, ce sont une ville et une région dévastées par la guerre qui apparaissent, mais aussi et surtout la personnalité d'une femme extraordinaire qui s'impose, une rencontre qui marquera sa vie.

Par une belle matinée d'hiver, Carla Prat Albert nous reçoit chez elle. Confortablement installées dans son salon baigné de lumière, une délicate tasse de café en porcelaine posée devant nous, nous l'écoutons, sous le charme. Son récit, ponctué d'anecdotes, de réflexions et d'images tantôt drôles, tantôt émouvantes, semble le va-et-vient d'un métier à tisser. Guidées par une voix qui reste claire et assurée malgré ses 98 ans, nous la suivons pendant qu'elle entrelace les fils de son histoire personnelle, de ses souvenirs? La trame de sa vie se dessine peu à peu sous nos yeux. Notre voyage dans le temps vient de commencer, il nous fera découvrir Turin et sa région au début du siècle dernier et pendant la guerre.

Comme toutes les histoires qui se respectent, la vie de Carla Prat Albert  a été marquée par quelques personnages emblématiques. Parmi eux se distingue une femme extraordinaire : sa belle-mère. "Nous l'appelions tous  grand-maman", précise-t-elle, la voix teintée de respect mêlé d'affection. Grand-maman, en français dans le texte. Pourquoi donc ?

Nous parlions en français à la maison. Ce n'était pas rare à l'époque. Le patois de la région, les échanges fréquents, les voyages, la maîtrise de la langue, incontournable dans certains milieux? A Turin, et dans le Piémont en général, tout était propice à la diffusion de la langue de nos voisins. Mais nous, nous avions une raison supplémentaire. Ma belle-mère était une? Italienne de Nice, sa famille a longtemps habité sur la Promenade des Anglais. Quand Nice est devenue française (suite aux accords de Plombières et au plébiscite du 15 avril 1860 NDLR), ils ont choisi de rentrer au pays, car ils considéraient l'Italie comme leur véritable patrie. Mais leur déchirement a été profond. On a beau déplacer les frontières d'un coup de baguette magique, l'identité et le ressenti ne suivent pas forcément ce changement. Mon oncle, par exemple, a tenu à préciser dans son testament qu'il n'acceptait que temporairement d'être enterré ici. Il a laissé des dispositions pour  le jour où Nice redeviendrait italienne. Il  y croyait vraiment? 

1860, une année charnière dans l'histoire de la Péninsule, l'Italie va bientôt être unifiée. Seules 17 ou 18 personnes décidèrent alors de quitter Nice pour rentrer à Turin, mais l'Histoire avec un grand H venait de croiser celle de la famille de la belle-mère de Carla Prat Albert. La sienne aussi, par conséquent. Car la vie au quotidien avec cette femme à la forte personnalité, qui refuse de se laisser enfermer dans les conventions de son époque, particulièrement étouffantes dans une ville comme Turin, la marquera profondément.

Je me suis mariée très jeune et nous avons toujours habité chez mes beaux-parents. Ma belle-mère était une femme hors du commun. C'est grâce à elle que j'ai pu terminer mes études. Elle gardait mon premier enfant et s'occupait de la maison pendant que je suivais mes cours à l'université ou que je préparais mon mémoire de maîtrise. Et quand j'ai obtenu ma maîtrise en sciences naturelles, j'étais enceinte de mon deuxième enfant.  

Turin après l'attaque aérienne des 20 et 21 novembre 1942 : Corso Vittorio Emanuele, 34 à l'angle de la via Donati (ASCT, Fondo Protezione Antiaerea 9A06/59, su concessione dell'Archivio Storico della Città di Torino ©)  - Turin pendant la guerre : pour en savoir plus, Museo Diffuso della Resistenza

Pour une jeune mère de famille, à l'époque, un tel résultat n'était certainement pas courant : obtenir une maîtrise dans une filière scientifique, et avec les félicitations du jury qui plus est ! Car si "grand-maman" est une femme exceptionnelle, Carla Prat Albert ne l'est pas moins. La vie l'attend d'ailleurs au tournant. Car le vent de la guerre, menaçant, souffle sur la Péninsule. L'Italie se prépare à des temps difficiles. 

Je me souviens du premier bombardement à Turin, des décombres dans les rues, des murs en ruine. Les avions arrivaient de l'aéroport de Salon-de-Provence, en France. Le choix de quitter la ville pour trouver refuge dans la maison familiale à Lanzo s'est imposé tout naturellement. Avec grand-maman, nous y sommes restées de 1942 à 1947. De par sa position, sur le sommet d'une colline, la maison a été rapidement occupée par les Allemands qui en ont fait leur quartier général. C'était très dangereux pour nous, d'autant plus que le bâtiment touchait le pensionnat et le couvent des Salésiens. Or, il faut savoir que les Salésiens ont joué un rôle de premier plan dans la région pendant la guerre. Ils cachaient les résistants, ils aidaient toutes les personnes en difficulté. Ils ont sauvé tellement de gens ! Leur directeur a reçu la médaille d'or de la Résistance à la fin de la guerre. 

Le pensionnat et le couvent des Salésiens à Lanzo

Imaginons la vie de ces femmes, avec le couvre-feu, les francs-tireurs, les représailles, la solidarité, la peur. Rappelons que la vallée de Lanzo, à la frontière avec la France, était aussi une issue de secours pour les Juifs. Pour n'en citer qu'un, prenons l'exemple du maître d'école de Lanzo qui a reçu le titre de Juste d'Israël pour avoir accompagné maintes et maintes fois les familles à travers la montagne afin de les aider à passer la frontière. 

J'ai caché pendant des mois un jeune conscrit qui n'avait pas voulu effectuer son service militaire. Et à notre table, il y avait toujours une assiette en plus? Deux épisodes, pourtant, m'ont fait comprendre à quel point nos vies étaient menacées. Une fois, j'ai caché dans la maison des parachutistes anglais. Quand les ?repubblichini? (les sympathisants de la République de Salò fondée par Mussolini en 1943 NDLR)  sont venus les chercher, ils étaient déjà partis mais j'ai vraiment passé un mauvais quart d'heure. Les ?repubblichini? avaient déjà pointé leurs armes quand les enfants sont arrivés : ?Vous pensez que j'ai le temps de m'occuper de politique avec tous ces enfants ?? me suis-je exclamée? Une autre fois, ma s?ur Paola nous avait demandé de cacher des documents du Comitato Nazionale Liberazione. Suite à une dénonciation, notre maison a été perquisitionnée dhaut en bas. Nous avions caché les documents sous le matelas de ma belle-mère, qui est restée couchée toute la journée? et ils ne les ont pas trouvés !

(Photo lepetitjournal)

Souvenirs, souvenirs? Aujourd'hui Carla Prat Albert a 98 ans et elle ne les fait pas, sept enfants, 18 petits-enfants et 30 arrière-petits-enfants. Mais quels sont ses coups de c?ur à Turin ? 

A l'époque, nous n'avions pas le temps de nous laisser emporter par la beauté de la ville. Mais si je repense à mon passé, j'ai beaucoup aimé l'opéra, j'y allais souvent avec ma belle-mère. Et puis, mon coup de c?ur à Turin ce sont les montagnes enneigées en toile de fond, ces mêmes montagnes où j'aimais tant faire du ski et où j'ai rencontré Federico, mon mari? Puis le Pô, avec ses rameurs, et les arbres le long des grands boulevards.

Luisa Gerini (www.lepetitjournal.com/Turin) mercredi 27 février 2013

Publié le 27 février 2013, mis à jour le 1 mars 2013

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