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JEAN-PIERRE TOUATI – Jean Renoir, quand la lumière impressionniste devient cinéma

Écrit par Lepetitjournal Turin
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 20 janvier 2014

 

Dans le cadre des initiatives proposées en marge de l'exposition consacrée à Pierre-Auguste Renoir, actuellement présentée à la GAM de Turin, l'Alliance française a invité le critique cinématographique Jean-Pierre Touati pour présenter l'?uvre du réalisateur Jean Renoir, fils du célèbre peintre, à l'occasion de la projection en avant-première en Italie de la version restaurée de La Règle du jeu. Rencontre 

"J'éprouve une très grande affection pour cette ville, une des capitales de la cinéphilie, très active et curieuse de tout, ouverte et toujours prête à accueillir les idées nouvelles."  C'est un véritable hommage que Jean-Pierre Touati rend à Turin, la ville qu'il a appris à connaître au fil des ans, lors de ses visites à l'occasion du Torino Film Festival ou comme invité dans le cadre des rétrospectives du Musée du Cinéma. Critique cinématographique reconnu, auteur de l'ouvrage Les studios et les décors dans le cinéma français des années 50 publié au Centre Pompidou, il a enseigné l'Histoire du cinéma à la Sorbonne et à Sciences-Po Paris. Spécialiste de Jean Renoir, il a été invité dans la capitale piémontaise par l'Alliance française de Turin dans le cadre des initiatives présentées en marge de l'exposition consacrée à Pierre-Auguste Renoir à la GAM de Turin, jusqu'au 23 février. C'est donc Jean-Pierre Touati qui a introduit la projection d'un des chefs-d'?uvre du célèbre cinéaste, La Règle du jeu, samedi 18 janvier dernier au Cinema Massimo en collaboration avec le Musée du Cinéma. 

Lepetitjournal.com - Jean Renoir est le fils du célèbre peintre Pierre-Auguste Renoir. Dans quelle mesure les thèmes chers à la peinture impressionniste sont présents dans le septième art naissant et plus précisément dans l'?uvre du cinéaste ?

Jean-Pierre Touati - Lors d'un entretien filmé par Eric Rohmer pour une émission consacrée aux Frères Lumière, Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque française, et Jean Renoir confrontent leurs points de vue. Et Langlois s'appuie sur la qualité de la lumière des films des Frères Lumière, cette qualité impalpable qui en fait des ?uvres d'art, pour dire que le cinéma est une continuation de l'impressionnisme par l'intermédiaire de la technique et de l'enregistrement photographique. Jean Renoir, lui qui est pourtant le fils d'Auguste qu'il a vu peindre, affirme que le cinéma doit trouver en lui-même ses propres forces et inventer ses propres moyens. Ce qui est vrai pour l'?uvre de Renoir, lorsqu'on le voit tourner en studio et développer toutes les ressources de la caméra, avec notamment ce qu'on appelle la profondeur de champ. Mais en même temps, en bon fils de son père et imprégné qu'il était de cette peinture impressionniste, toutes les scènes d'extérieur retrouvent cet impondérable de la lumière, cette qualité si particulière que Langlois avait finement observée. On peut alors affirmer que le cinéma de Renoir est imprégné de cette lumière, mais qu'en même temps il va inventer ses propres moyens sur la direction d'acteurs d'une très grande originalité et sur toutes les ressources de la mise en scène. Renoir est hanté à tel point par l'impressionnisme qu'il lui rend hommage dans French Cancanun long métrage entièrement tourné en studio, et dans l'un de ses derniers films Le Déjeuner sur l'herbe pratiquement tourné en extérieur. 

French Cancan 

Comment a évolué cette influence exercée par la peinture sur le cinéma ? 

Dans un premier temps, le cinéma a donc voulu reprendre à la peinture ses droits, dans le cadrage, dans la composition, comme s'il s'agissait de créer des tableaux. N'oublions pas que les "opérateurs" des Frères Lumières étaient formés à l'Ecole des Beaux-Arts.  Ce n'est que plus tard que le cinéma a choisi de ne pas reproduire la peinture mais de s'en inspirer, d'en retrouver l'esprit dans le choix des couleurs, dans la posture, dans la lumière, sans le décalquer platement. Rohmer, pour Pauline à la plage, est parti d'un tableau de Matisse, mais il a su trouver une puissance artistique, une lumière nouvelle. Le septième art à ses débuts était intimidé par la grande peinture. Aujourd'hui qu'il est triomphant c'est l'inverse, c'est lui qui forge notre imaginaire, notre mémoire d'enfance. Nous assistons à un "fécond mélange des arts" pour reprendre les mots de Cocteau, l'enrichissement est réciproque, les influences sont mutuelles. Il suffit de penser à Warhol et au principe de la reproduction de l'?uvre d'art, ou aux installations vidéo dans l'art contemporain.

Revenons à Jean Renoir, à son époque, à l'univers dans lequel il a grandi?

Imaginons le jeune Renoir descendre de la butte Montmartre en tenant par la main l'un des modèles de son père qui l'amenait à des spectacles de musique, de cabaret, de french cancan. C'est là qu'il a découvert ses premières émotions d'adolescent, la formation de sa sensibilité a lieu dans cette atmosphère. N'oublions pas qu'il a certainement croisé Monet, Degas, qu'il est contemporain de Proust.  D'ailleurs Langlois avait très bien compris que dans La Règle du jeu (photo), Renoir a une sorte de dimension proustienne dans son analyse de la société. Une société qui pratique l'oisiveté, l'otium, en la cultivant comme un art ; qui a ses petitesses mais aussi une forme de grandeur. Renoir pose sur elle un regard à la fois pénétrant et bienveillant -les personnages ne sont jamais univoques- mêlant réalisme et fantaisie : La Règle du jeu est ce que j'appellerais un "dramma giocoso" comme on le disait du Don Giovanni de Mozart que Renoir admirait tant.

Comment expliquez-vous l'accueil que la critique et le public ont réservé à La Règle du jeu ?

Quand le film est sorti en 1949, il a fait un grand scandale, il a même été interdit par la censure pendant la guerre. En fait, Renoir avait montré la société française de l'époque telle qu'elle était, c'était un mode de vie qui allait vers sa disparition, une sorte de marche vers l'abîme la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Il ne prend pas parti, pour lui il n'y a jamais de vraie opposition entre le noir et le blanc, il y a des nuances de gris. Il est bien le fils de son père : ce qui l'intéresse c'est le sens de la nuance, la finesse, la palette, les fondus, certains flous? C'est d'ailleurs ce qu'on lui a reproché : qui êtes-vous ? Quel parti prenez-vous ? Encore aujourd'hui des biographes s'attardent sur sa part d'ombre concernant l'attitude qu'il aurait eue au début de la guerre avant de partir aux Etats-Unis, alors que je préfère m'attacher à sa part de lumière qui est son ?uvre. Renoir a été le maître à penser de toute une génération de cinéastes dans les années 60. Truffaut notamment, pour qui il était un père de substitution, l'a souvent protégé des attaques.

Quelle a été l'influence de Jean Renoir sur le néo-réalisme italien ?

Je ne dirais pas qu'il a été un inspirateur du néo-réalisme italien, un des initiateurs plutôt. Je pense notamment au film Toni dans lequel le jeune Visconti était son assistant. Il y a un souci absolu de réalisme chez Renoir, plus fin et plus nuancé par rapport au cinéma italien, qui n'empêche pas l'art de la fantaisie, de la mise en scène. A travers le maximum d'artifices, il va trouver le maximum de réalité. Renoir étant passionné et très curieux d'Italie, je tiens également à citer le film Le Carrosse d'or avec Anna Magnani (photo), une icône du cinéma italien. Dans ce film, il exprime toute sa passion pour le théâtre, l'influence de la Commedia dell'arte y est évidente. Où finit le théâtre et où commence la vie ? C'est vraiment la thématique de Renoir. 

Et pour finir, pour vous qu'est-ce que le cinéma ?

C'est ma passion. Pourquoi ? Parce qu'on y apprend la vie

Luisa Gerini (www.lepetitjournal.com/turin) lundi 20 janvier 2014

Publié le 19 janvier 2014, mis à jour le 20 janvier 2014
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