

Si le proverbe dit "les paroles s'envolent, les écrits restent" pour inviter à la prudence, certains amoureux des livres déplorent que bon nombre d'écrits sombrent trop vite dans l'oubli ! Voilà pourquoi, nous avons pensé à une nouvelle invitation : pour prendre le temps de retenir un peu plus les mots et les phrases et goûter la manière dont ils infusent en nous... Bienvenue à Lapetitelibrairie, un nouveau rendez-vous proposé par lepetitjournal de Turin
Bienvenue donc à Lapetitelibrairie, pour ce premier rendez-vous mensuel qui vous propose de partager des morceaux choisis d'un livre, collectionnés avec soin au fil de ses pages ! Pas question ici de suivre une quelconque actualité littéraire, ni une trame linéaire, ni les caractéristiques d'une note de synthèse exhaustive. Il s'agit plutôt de faire parler l'empreinte que peut laisser en nous un livre et la manière qu'il a de venir nous interroger.
Et Nietzsche a pleuré d'Irvin Yalom
Professeur émérite en psychiatrie et psychothérapeute, essayiste et romancier, Irvin Yalom s'empare ici de deux figures emblématiques de la vieille Europe de la fin du 19e siècle, pour tisser entre eux un dialogue troublant de vérité au sein d'une intrigue que les circonstances de l'histoire auraient pu réellement favoriser.
Ainsi, Breuer, célèbre médecin viennois, sur l'entremise de la très séduisante et libre Lou Salomé, tente ici de se faire le médecin du désespoir de Nietzsche à l'insu de ce dernier. C'est un portrait tourmenté de ce brillant philosophe encore inconnu du grand public qui se dessine alors, perturbé par la récurrence de somatisations nombreuses mais surtout en proie à la passion amoureuse et à la dissimulation de ses propres désirs.
Portés par cette quête existentielle commune face à cette question de Nietzsche : "quelle dose de vérité êtes vous prêt à supporter ?", ils partiront ensemble dans une véritable exploration de l'âme humaine, questionnant le libre-arbitre et la possibilité de transformer le ?il en est ainsi? en ?je le veux ainsi?. En toile de fond, on s'inquiète cependant de savoir qui trouvera le salut dans les pas de l'autre ("Aujourd'hui je suis une enclume", coupa Nietzsche "et ce sont vos paroles qui font office de coups de marteau, qui fracassent mon amour").
Par une certaine forme de contemplation narcissique des personnages entre eux, et d'expériences similaires parfois douloureuses, ils semblent s'affranchir de leur souffrance avec la naissance d'un sentiment nouveau de liberté et de sérénité (?J'ai toujours rêvé d'une amitié qui verrait deux êtres s'unir pour atteindre un idéal suprême. Nous avons contribué l'un et l'autre à notre victoire sur nous-mêmes? Mon cher ami, mon destin est de chercher la vérité au plus profond de la solitude? Je resterai toujours seul mais quelle différence extraordinaire que celle de pouvoir choisir ! Amor fati- choisissons notre destin, aimons le!? Nietzsche).
La profondeur de l'analyse, marquée par la baisse progressive des mécanismes de résistance au cours de leurs échanges établis dans un cadre de rencontres régulières inaugurant l'ère de la psychothérapie, en fait presque un document d'archives. Orchestrant fiction et vérité, le roman se nourrit entièrement de l'époque où d'autres esprits brillants se mêlent naturellement au décor comme Freud, hôte régulier de Breuer.
Voici l'extrait que nous vous proposons :
- ?Pouvez-vous donner une voix à vos larmes ??. C'est Breuer, le médecin, qui s'adresse en ces termes à Nietzsche. Nous sommes alors à Vienne en 1882.
Sans un regard pour lui, Nietsche se lança: "Si mes larmes parlaient, elles diraient?.? Il adopta une sorte de chuchotement qui confinait au sifflement :?enfin libres! Enfermées toutes ces années! Cet homme que voilà, dur et desséché, ne nous avait jamais permis de couler?. C'est cela que vous souhaitiez entendre?
- Oui c'est très bien, Friedrich. Continuez donc. Quoi d'autre?
- Quoi d'autre? Elles diraient ces larmes: ?Qu'il est bon d'être libre! Après quarante ans passés dans une eau stagnante. Enfin, enfin, le vieillard fait son ramonage ! Oh, comme nous aurions aimé sortir plus tôt! Mais c'était impossible jusqu'à ce que ce médecin viennois vienne et ouvre la porte rouillée !
- Merci dit Breuer. Ouvrir les portes rouillées? J'apprécie le compliment. Mais dites-moi maintenant quelle tristesse se cache derrière ces larmes.
- Non, il ne s'agit pas de tristesse ! Au contraire, lorsque je vous ai fait part tout à l'heure de ma crainte de mourir seul, je me suis senti profondément soulagé. Non pas à cause de ce que je vous ai dit, mais parce que je vous l'ai dit. Enfin, enfin ! Je partageais mes sentiments avec quelqu'un d'autre!?.
Aux confins de la biographie romancée se trouve peut-être un nouveau genre proche pour certains du roman psychanalytique auquel Irvin Yalom nous initie avec grand art.
Sophie Julliot (www.lepetitjournal.com/Turin) vendredi 1 février 2013
| Nietzsche Friedrich Après une vie d'apatride et d'errance, c'est le 3 janvier 1889 dans une rue de Turin que Nietzsche surprenant un charretier en train de frapper son cheval bascule dans la folie. Il embrasse la bête avec frénésie avant de s'écrouler sur le pavé. Interné à Iéna, il envoie des lettres délirantes signées ?Bouddha? ou ?Dionysos?. Souffrant jusque-là de maux liés à un corps hyperesthésique, il sera libéré de tous ces symptômes par cette forme de démence probablement liée aux suites d'une syphilis. |






