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LITTÉRATURE – Nouvel impôt sur le bonheur : avez-vous reçu votre facture ?

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Publié le 10 décembre 2015, mis à jour le 21 mai 2016

 

Mieux qu'un manuel de développement personnel, La facture de Jonas Karlsson nous invite avec grande intelligence à réfléchir à ce qu'est le bonheur et à interroger notre attitude envers la vie.

Il n'a jamais rien fait d'extraordinaire. N'a pas voyagé, fait de brillantes études ni gagné au loto. Non, le narrateur de La facture mène au contraire une existence sans prétention, banale même. Aussi, lorsque la WRD, la World Resource Distribution, lui adresse une facture de 5 700 000 couronnes (environ 600 000 euros) calculée d'après son indice BV (Bonheur Vécu), c'est l'incompréhension. Il doit s'agir d'une erreur, ou bien d'une de ces arnaques bien rôdées auxquelles seules se laissent prendre de naïves vieilles dames. Comment la vie routinière de cet employé de vidéoclub peut-elle valoir une telle fortune ?

Pourtant, à y regarder de près, notre anti-héros fait preuve d'une sacrée prédisposition au bonheur : il savoure les petits plaisirs de la vie et trouve du positif en chaque chose. « Bien sûr, il m'arrivait aussi parfois d'être fâché ou triste, mais, en général, j'oubliais et je tournais la page. Ce genre de chose n'avait pas de prise sur moi » déclare-t-il même.

On pourrait penser, au premier abord, que c'est un homme qui mène sa vie sans y penser et que cette insouciance est la recette de son bonheur. Pourtant, celui-ci semble plutôt résider dans une acuité du quotidien : il est en effet attentif aussi bien aux détails qui l'entourent, de l'odeur de l'été aux chaussures d'une femme, qu'à ses propres sensations et émotions. Un maître de la méditation de pleine conscience qui s'ignore ?

D'un traité sur le bonheur à la critique sociale

La facture aborde avec finesse des thèmes aux frontières de la philosophie et de la sociologie : qu'est-ce que le bonheur ? Comment l'évaluer ? Dépend-il de nos revenus, de notre succès professionnel et de « la proximité de la mer » ? Ou est-il le résultat d'une disposition d'esprit ?

En filigrane se dessine la question du prix de l'existence. Si l'idée de facturer le bonheur peut sembler délirante, la force du roman réside dans ce qu'on pourrait appeler une « crédible absurdité » (on pense à la scène drolatique où le narrateur téléphone à la WRD et que son temps d'attente déjà ridiculement long augmente à mesure que les minutes s'écoulent). Et la dystopie élaborée par Karlsson ne peut pas ne pas faire penser, en négatif, au débat sur le revenu minimum garanti. Car si « vivre, ça a un prix », la question serait de savoir à qui il revient de payer la facture.

L'évocation du jeu des apparences est aussi particulièrement pertinente à une époque où les réseaux sociaux se révèlent un miroir déformant de nos vies. Le narrateur s'étonne que Maud, sa correspondante chez WRD, ait nettement moins à payer que lui. C'est alors comme un voile qui se déchire : la facture témoigne alors d'une inaptitude au bonheur, telle une mauvaise note, un jugement. La preuve d'une défaillance personnelle. Jonas Karlsson égratigne l'image idyllique que l'on se fait des pays nordiques, pays d'égalité, de l'équilibre entre sphère personnelle et professionnelle, pays de la qualité de vie. Lorsque le narrateur prend conscience que, leurré par le masque social, il est incapable d'évaluer le bonheur de cette femme, le roman atteint une dimension universelle de façon poignante : aucun de nous ne sait ce qui se passe dans la tête des autres. On juge le bonheur de ceux qui nous entourent à partir de critères extérieurs non pertinents, car c'est tout ce à quoi nous avons accès.

Enfin, on apprécie que ce personnage qu'« on croirait un exemple tiré d'un livre de développement personnel » soit si éloigné des modèles de bonheur (ou plutôt de réussite) que nos sociétés occidentales encensent : marié, trois enfants, cadre dans une grosse boîte, un pavillon en banlieue et un golden retriever. Notre anti-héros est à des lieues de ce cliché de catalogue, et c'est rafraîchissant.

« J'en ai la chair de poule rien qu'à raconter la scène »

La facture n'est pas pour autant un essai philosophique dissimulé sous les attraits de la fiction (même si certains dialogues avec Maud rappellent la maïeutique de Socrate). C'est avant tout un très bon roman. Adroitement construit, il tisse son intrigue autour de points et de contrepoints : le narrateur et son ami Roger, un homme pingre qui soupire abondamment et qui « réussi[t] toujours à se sentir floué », pourraient passer pour des archétypes, illustrant chacun une philosophie de vie : l'optimisme et le pessimisme. Heureusement, l'architecture toute psychologique du récit fait du narrateur un vrai personnage de chair et d'affects. Autre balancement du roman, celui entre l'administration écrasante et cette douce joie de vivre qui infuse les pages, cette « crédible absurdité » parfois glaçante et la douce légèreté du quotidien.

Enfin, il faut reconnaître à Jonas Karlsson son talent de conteur. Il n'y a qu'à lire les belles pages consacrées à Sunita, ancienne amante du narrateur. Si l'écriture est simple, presque dénudée, elle est à l'image de cette scène du Pont, un film bosniaque improbable, que le narrateur apprécie particulièrement : « Ce n'est pas un grand jeu d'acteurs, au contraire : il ne se passe presque rien. Et pourtant ça contient tant de choses ».

Et vous, à combien s'élèverait votre facture ?

La facture, de Jonas Karlsson, traduit du suédois par Rémi Cassaigne.

Actes Sud, juin 2015, 17 ?

 

Catherine DERIEUX lepetitjournal.com/stockholm Dimanche 15 novembre 2015

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