

Après la série "Pepenadores", l'écrivain Pascal Bomy revient dans Le Petit Journal de Mexico avec "Xochitl ou L'enfance en suspens". Ce nouveau roman, publié en plusieurs chapitres, raconte la vie d'une petite Mexicaine Xochitl qui, à travers ses yeux d'enfants, nous fait découvrir la richesse de sa culture mais aussi quelques cruelles réalités. Aujourd'hui chapitre 17
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XOCHITL ou L'ENFANCE EN SUSPENS Petite fille surdouée et curieuse, Xochitl vit à Ecatepec, dans la banlieue de Mexico. Comme les autres enfants, elle aime jouer, rire et apprendre tous les jours de nouvelles choses. Elle s'évertue à grandir normalement auprès de sa famille et ses amis, malgré l'exacerbation des conflits au cœur même de la ville. Elle tente de s'échapper de la violence, de la corruption, des féminicides perpétrés au quotidien mais les nouvelles qui fusent autour d'elle cherchent systématiquement à miner son optimisme mêlé à une infinie joie de vivre. En toile de fond, de manière presque anodine, le candidat Enrique Peña Nieto remporte les élections présidentielles. Chapitres 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 |

Sur le buffet du salon, une petite pendule en plastique, imitation grossière d'un coucou suisse, sonna un coup strident au moment où les aiguilles dorées indiquèrent onze heures trente. Les enfants étaient encore à l'école. Seule une chanson ranchera interprétée par José Alfredo Jiménez insufflait à la pièce endormie un air de sombrero, téquila et amours déchus. Les trompettes vibraient, les violons s'emportaient, la voix s'élevant saturait l'air du salon.
Dans la cuisine minuscule, Beatriz et Marco mangeaient tranquillement des chilaquiles, morceaux de tortillas frites accompagnés de crème fraîche, de sauce piquante verte et de fromage, tout en sirotant une tasse de café instantané déjà tiède. L'assiette nettoyée, Marco s'essuya la bouche et se leva de sa chaise avec décision. Il prit le portefeuille placé dans le tiroir de droite du buffet et y introduisit la main. Le visage crispé, il fit immédiatement volte-face :
« - Beatriz, tu sais où sont les 200 pesos qui restaient ?
- J'ai dû les utiliser pour les médicaments de Citlali. Tu te souviens que la pharmacie de l'hôpital n'en avait plus et qu'on n'a pas eu d'autre choix que de les acheter. Ça nous a coûté les yeux de la tête !
- Merde, comment on va faire maintenant ? Il nous reste deux jours avant la paye ! »
La consternation se dessina dans les yeux et les plis du front de sa femme, la nouvelle annulant la bonne humeur qu'elle s'était forcé de retenir depuis le matin, faisant abstraction de mille soucis astreignants. Elle ferma les paupières en respirant intensément, comme si elle cherchait au plus profond d'elle-même une solution à la situation critique qui se présentait à eux. Marco observait sa femme, l'air idiot, ne parvenant pas à comprendre ce qui leur arrivait, tel un animal surpris par le fusil d'un chasseur sur le point de faire feu. Ils restèrent debout cinq bonnes minutes, statiques, à se remuer les méninges pour trouver la manière de se procurer les 200 pesos qui leur faisaient défaut. Beatriz prit alors la parole. Elle s'exprima avec méthode comme si elle présentait un rapport essentiel lors d'un congrès international. Elle se mit à compter sur ses doigts pour ne pas prendre le risque d'omettre une seule option. Marco l'écoutait, incapable de réagir à ses propos, inutile.
« - J'ai pensé à tout. Pour commencer, je ne peux pas aller livrer les sandwichs à cause de ma jambe qui me fait mal. Ensuite, ma mère ne veut rien nous prêter depuis que je lui ai dit que nous n'allons plus à l'église le dimanche matin. La banque ne veut plus entendre parler de nous. Nos amis ? N'en parlons pas, ils ont encore plus de problèmes que nous. Et puis, je crois bien qu'on n'a plus aucun objet de valeur à vendre. Cette fois-ci, Marco, il va falloir penser à autre chose.»
***
Ce jour-là, Xochitl rentra plus tôt que prévu à l'appartement. Tout de suite, l'atmosphère lui parut peu commune : elle ne pouvait percevoir aucun bruit, pas de musique, de télévision allumée ou de conversation tapageuse. Elle semblait être seule. Une angoisse diffuse emplit alors son cœur. Soudain, elle se trouva, toute petite, dans la grande maison de campagne de ses grands-parents d'Hidalgo. Tous les occupants avaient quitté les lieux, et elle se retrouvait perdue dans un enchevêtrement de pièces où pouvait être occulté un animal, un monstre, un homme. Elle ne se croyait pas craintive mais lors de jeux d'enfants, elle avait toujours eu une peur panique pour les camarades qui auraient pu surgir de derrière un meuble pour la surprendre. Dans ces moments-là, une grande solitude l'accaparait. Ceux qui comptaient étaient partis et l'avaient par conséquent oubliée. Ils avaient fait preuve d'une indifférence féroce et elle leur en voulait terriblement au point de ne pas toujours pouvoir les pardonner.
Tout à coup, elle sentit un long soupir. Elle posa son cartable sur la table du salon et entra dans la cuisine où elle trouva ses parents, silencieux, assis sur les chaises vertes en métal. Quelque chose d'inhabituel venait de se passer. La petite fille ressentit une grande tension dans leurs gestes, telle une colère contenue. Sa mère était plongée dans ses pensées comme si elle s'ingéniait à résoudre une équation à trois inconnues. Son père avait le dos courbé sur la petite table en mica, le visage recouvert par les paumes de ses énormes mains.
Ce fut Beatriz qui prit l'initiative :
« - Assieds-toi, Xochitl. Ton père et moi avons quelque chose d'important à te dire. »
L'écolière prit peur. Voir ses parents entrer dans une telle solennité était une première pour Xochitl qui était habituée à les voir sourire malgré tout ce qui pouvait leur arriver. Sa mère lui expliqua doucement la situation. Elle en vint ensuite à la proposition qui pourrait les sortir de cet écheveau.
« - On a pensé pour commencer que tu pourrais aller voir la voisine du dessus, tu sais, Mlle Rodriguez, la petite grand-mère, pour lui demander de te passer quelques œufs. Il y a aussi Roberto au troisième étage qui accepterait certainement de te donner quelques tortillas, Mme Ponce au deuxième pour la sauce et M. Sanchez qui pourrait apporter un peu de sucre pour le café. Qu'est-ce que t'en dis ? Tout le monde t'adore dans l'immeuble, cela pourrait fonctionner, tu crois pas ?
- Ne t'en fais pas, Maman. Je le ferai avec plaisir. Si c'est pour la famille, tu peux compter sur moi. » Et Xochitl sortit de l'appartement avec assurance, heureuse de pouvoir soulager pour un moment l'affliction de ses parents.
Beatriz s'en voulait terriblement d'être contrainte de demander un tel service à sa petite fille, alors qu'elle aurait préféré la préserver de tous ces problèmes pour qu'elle puisse se dédier le plus sereinement possible à ses études et à ses jeux d'enfants. Une rage dévorante monta en elle. Elle aurait voulu frapper les meubles, les murs, et son mari. Il fallait se rendre à l'évidence qu'ils ne pouvaient plus s'en sortir et que les grands projets qu'ils avaient imaginés lorsqu'ils se marièrent, emprunts d'une grande insouciance, n'avaient aucunement pu se concrétiser. Elle n'était pas furieuse contre son mari mais contre la faiblesse qu'il démontrait lorsqu'il s'agissait de prendre des décisions cruciales qui pourraient changer leur vie. Marco ne pouvait se résoudre à rien, malgré toutes les initiatives qu'il avait notées consciencieusement dans son petit carnet rouge depuis l'époque où elle s'en était emmourachée. Elle s'en voulait également à elle-même de ne pas avoir su anticiper le souffle pernicieux de la misère qui les enveloppait désormais.
Réfugié dans son fauteuil, Marco paraissait éteint. Il ne réagissait pas et semblait avoir abandonné toute initiative à sa femme et à sa fille de dix ans. Ses doigts se crispaient sur l'imitation cuir du meuble bon marché comme si ses pensées le tourmentaient au point de le faire souffrir physiquement. Il ne bougeait plus.
« - On sonne. C'est Xochitl ? Ça fait déjà une heure qu'elle est partie.
- Oui, c'est bien elle. Et apparemment elle n'est pas seule. »
Une dizaine de personnes firent irruption dans le couloir blanc de l'appartement. Elles avaient les mains pleines de différents plats, casseroles et faitouts. L'air se remplit aussitôt d'odeurs agréables de cuisine traditionnelle, celle qu'on fait mijoter des heures durant, celle qu'on prépare avec passion et amour fraternel.
Beatriz et Marco aperçurent à la fin du cortège leur fille qui arborait un large sourire et riait de bon cœur. Ils ne surent quoi dire tant ils étaient ahuris par l'apparition de ces personnes qu'ils n'avaient jamais imaginé voir dans leur salon. Il y avait l'étudiant du deuxième avec sa moustache à la Dali, le boucher du quatrième qui portait un sachet regorgeant de saucisses, la pin-up du palier qui semblait très excitée par l'événement. Tous regardaient les parents de Xochitl avec franchise et humilité. Ils étaient là pour les aider.
On les invita à s'asseoir et le dîner put commencer. Il y avait des moles de différentes couleurs, d'énormes tamales, du riz à la tomate qui sentait le romarin, de succulents piments farcis au fromage, des haricots noirs. Tout le monde se régalait, assaisonnant les plats avec des blagues en tout genre, devinettes et albures - blagues à double sens de tradition mexicaine qui ne doit pas arriver à l'oreille d'un enfant.
La grand-mère s'adressa à Beatriz en aparté :
« - Nous sommes là pour vous et allons vous aider. Vous savez, on est tous passé par là et cela nous fait vraiment plaisir de vous donner un petit coup de main. Oubliez vos soucis, ils ne vous feront que du mal, ainsi qu'à vos charmantes petites filles.
- Je ne sais vraiment pas comment vous remercier, répondit Beatriz qui serra la grand-mère dans ses bras.
- Alors, ne dites rien. La prochaine fois, c'est vous qui m'apporterez votre soutien. Séchez vos larmes et retournez dans le salon avec vos invités. Je m'éclipse. Bonne nuit. »
On invita Beatriz et Marco à se servir. Ils acceptèrent après une légère hésitation. Les plats chauds les réconfortèrent et estompèrent l'angoisse qu'ils avaient affrontée cet après-midi-là. Xochitl aperçut leur sourire qui pointait au fur et à mesure qu'ils goûtaient les mets aux saveurs exceptionnelles. Elle-même reprit un piment farci et éclata d'un rire inopiné. La partie était gagnée.
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Pascal Bomy est écrivain public et enseignant de français langue étrangère (Lire article) |
Pascal Bomy pour (Lepetitjournal.com/mexico) Mercredi 20 mai 2015







