Édition internationale

INTERVIEW – Philippe Gustin, préfet, ancien ambassadeur de France en Roumanie : "l’éducation est le leitmotiv de ma vie"

Écrit par Lepetitjournal Francfort
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 25 janvier 2016

A 55 ans, Philippe Gustin, Préfet, ancien ambassadeur de France en Roumanie, vient d'être nommé coordinateur de l'UFE (Union des Français de l'étranger) en Europe. Cet ancien enseignant qui a passé  8 ans en Allemagne au début de sa carrière, n'est pas resté indifférent à la réforme du collège de Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'éducation nationale, dont le décret d'application vient d'être publié au JO malgré le nombre élevé de ses détracteurs. Entretien avec lepetitjournal.com/francfort.

(Photo VK lepetitjournal.com/francfort)

Lepetitjournal.com/francfort : pourriez-vous nous présenter brièvement votre parcours ?

Philippe Gustin : j'ai commencé comme enseignant en Allemagne à Bad Bergzabern en 1980 dans le cadre d'un programme d'échange de l'OFAJ (Office franco-allemand pour la jeunesse) puis dans les écoles des forces françaises à Tübingen, Achern et Landau. J'ai ensuite passé 6 ans à Budapest en Hongrie en tant que directeur des cours de l'Institut français. Nous avons formé des centaines de Hongrois suite à la chute du Mur. C'était une période fantastique ! J'ai logé des familles d'Allemagne de l'Est chez moi. La grande Histoire s'écrivait.  Ensuite j'ai poursuivi mon chemin à Vienne en tant qu'attaché culturel. Et c'est après avoir passé le concours de l'ENA que j'ai fait le choix du corps préfectoral. En 2007, j'ai rejoint le cabinet de Christine Lagarde ministre de l'économie, des finances et de l'emploi puis j'ai été 3 ans directeur de cabinet de Luc Chatel ministre de l'éducation nationale avant d'être nommé ambassadeur de Roumanie en 2012.

Lorsque vous étiez ambassadeur en Roumanie, quelles étaient vos missions prioritaires ?

J'ai exercé entre 2012 et 2014. Ma priorité était l'économie ; 38 entreprises du CAC 40 et 7000 PME françaises sont installées en Roumanie. J'étais l'interlocuteur privilégié du gouvernement, sur les questions macro-économiques comme la fiscalité par exemple. Mon rôle consistait également à prévenir les autorités des problèmes de corruption signalés par les petites entreprises. Par ailleurs, la situation des Roms, souvent victimes de réseaux qui les exploitent, est aussi un sujet sur lequel j'ai beaucoup investi. C'est un peuple qui n'a pas fait sa transition démographique. Il existe environ 400 enfants des rues à Bucarest, certains vivant dans les égouts. Les associations françaises en Roumanie font un travail formidable auprès de ces populations démunies ou sans-abris, une maraude est organisée chaque nuit. On a monté un volet sanitaire, aidé à la scolarisation des enfants mais aussi à l'éducation des parents, l'idée étant que ces populations deviennent autonomes à un moment donné. Malgré ces dossiers compliqués et des situations parfois douloureuses, je me sens chez moi dans cette partie du globe et l'éducation reste le leitmotiv de ma vie !

Pourquoi est-ce que vous vous y sentez chez vous ?

L'environnement architectural, les aspects linguistiques et culturels  et même les conditions climatiques font que je me sens chez moi dans cette partie de l'Europe, particulièrement en Allemagne, en Autriche en Hongrie ou en Roumanie Un exemple, j'aime le cinéma et je trouve l'approche des productions des écoles de cinéma des pays d'Europe centrale intéressante. Les réalisateurs roumains ou hongrois ne pouvant pas exporter leurs réalisations, ont su jouer, pendant les années de plomb, avec beaucoup de subtilité sur la forme, la lumière? pour transmettre leurs messages.

Entre mars et avril, il y a eu deux suicides et deux tentatives de suicide d'étudiantes françaises en médecine à Cluj. A quoi est-ce lié selon vous ?

Le suicide en général et en particulier d'un jeune est toujours un drame aux causes multiples. Il y a plus de 1500 étudiants français en médecine en Roumanie dont plus de 1000 à l'université de Cluj-Napoca où 1500 étudiants sont par ailleurs originaires des pays du Maghreb. Les cours sont dispensés en langue française durant les quatre premières années et ensuite les étudiants ont la possibilité de continuer leurs études en Roumanie, en France ou dans un autre pays. Je ne suis pas en mesure d'apprécier ces cas de suicides et d'en définir les causes, cependant je trouve le système très hypocrite. D'un côté depuis 2007, près de 9000 médecins roumains se sont installés en France et personne, heureusement, ne met en doute leur compétence. D'un autre côté, la pression familiale qui pèse sur ces jeunes qui bien souvent ont échoué en France et qu'on suspecte "d'acheter leur diplôme" est énorme car les parents ont l'espoir que leur enfant réussisse. C'est un peu l'épée de Damoclès qui plane au-dessus d'eux. Par ailleurs, les deux systèmes d'enseignement sont très différents. En France le système est très académique. En Roumanie en revanche, les étudiants, même si les enseignements sont en français, sont très vite confrontés à la réalité et aux patients avec lesquels ils doivent communiquer. Ce sont vraisemblablement la barrière de la langue et le choc des cultures mais aussi l'éloignement de leur famille qui créent le malaise chez ces étudiants, qui bien souvent sont des gamins d'à peine 20 ans qui mériteraient d'être mieux accompagnés par les autorités académiques françaises.

Vous êtes depuis peu, coordinateur de l'UFE (l'Union des Français de l'Etranger) pour l'Europe centrale et orientale. Quels vont être votre périmètre et champs d'intervention ?

M. Gérard Pelisson, président de l'UFE, m'a demandé récemment d'établir un diagnostic dans chaque section UFE de la zone. Le modèle est en bout de course, en partie pour des raisons générationnelles, car la vision des jeunes du tissu et de l'engagement associatif est aujourd'hui bien différente de qu'elle était il y a quelques années. Ils veulent bien s'investir s'il y a un retour en termes de services. En ce qui me concerne, j'ai été missionné pour faire ce diagnostic et  aller à la rencontre des Français de l'étranger en raison de mon expertise dans les domaines diplomatique, culturel, linguistique et social dans les pays de cette zone.

Vous avez déclaré "l'OFAJ (Office franco-allemand pour la jeunesse) a été le déclencheur de ma vie de nomade". La création d'une structure identique qui favoriserait les échanges de jeunes en Europe du Sud-Est a été évoquée par les deux Secrétaires Généraux de l'OFAJ, Béatrice Angrand et Markus Ingenlath, lors de leur rencontre avec le gouvernement en Serbie et Albanie en février dernier. En tant que spécialiste de l'Europe du Sud-Est, cela vous parait-il judicieux ?

C'est extrêmement pertinent en effet. L'Office franco-allemand pour la jeunesse qui favorise les échanges de jeunes et ?uvre en faveur de l'amitié franco-allemande depuis plus de 50 ans est un superbe modèle. Rien n'est jamais acquis. Il est essentiel, dans des pays qui ont connu des conflits, d'investir dans la jeunesse et les échanges. Les relations, qu'elles soient d'ordre politique, économique ou culturel entre la France et l'Allemagne, deux pays frontaliers qui ont connu trois guerres en moins d'un siècle et qui aujourd'hui travaillent main dans la main, cultivent le devoir de mémoire et honorent leurs morts ensemble sont un bel exemple dont peuvent s'inspirer les pays des Balkans qui étaient en conflit encore récemment.

Ce couple franco-allemand que vous citez comme modèle vous semble-t-il menacé par la réforme du collège de Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'Education nationale ?

Oui absolument. Les classes bilangues et européennes qu'il est question de supprimer dans la réforme ont permis d'enrayer la chute de l'apprentissage de l'allemand en France. Elles évitaient aux parents d'avoir à choisir entre l'allemand et l'anglais en 6e. La mise en place de la Langue vivante 2 en cinquième incitera les élèves à se tourner automatiquement vers l'anglais en première langue puis l'espagnol, une  langue "facile" en LV2. J'en suis navré. Les répercussions seront terribles sur les relations économiques, diplomatiques avec notre principal partenaire, l'Allemagne, alors qu'on célébrait il y a deux ans les 50 ans du Traité de l'Elysée. J'ai eu une discussion avec Klaus Wowereit, alors maire de Berlin, en 2010/2011. Il m'indiquait que 15% des élèves apprenaient le français en Allemagne et que l'Allemagne avait une politique très volontariste pour mettre en place des dispositifs afin que les jeunes choisissent le français à l'école malgré l'opposition parfois des autres enseignants ou des parents. Je crains que si la France ne respecte pas ses engagements, l'Allemagne se désengagera aussi rapidement?

Le sociologue Jean-Pierre Le Goff parle même de "mise à mort de l'école républicaine". Avez-vous de votre côté mené des actions concrètes contre cette réforme ?

J'ai rédigé et fait circuler une pétition contre ce projet de réforme début mai en alertant sur les dangers de sa mise en application sur nos relations franco-allemandes au sein de l'Europe. J'ai recueilli jusqu'ici plus de 8500 signatures, Français et Allemands réunis. J'ai trouvé très émouvant que les signataires expliquent ce que la langue allemande leur a apporté. D'ailleurs sans l'allemand, pour ce qui me concerne, je ne serais pas devant vous pour cette interview à Francfort ! Ce qui est plus inquiétant en revanche, ce sont les "Heil Hitler" ou autres insanités que l'on retrouve sur le net? En les lisant, on se dit qu'on a dû rater quelque chose dans la transmission du devoir de mémoire. On s'imagine que les Droits de l'Homme sont universels mais ce n'est pas le cas et il est essentiel de rester vigilant, de consolider tout ça en permanence, en particulier avec la jeune génération. Les événements dramatiques de janvier à Paris nous l'ont montré?

Cette réforme signe-t-elle aussi la fin programmée de l'Abibac, le double diplôme baccalauréat français et Abitur allemand ?

C'est certain ! Les élèves préparant l'Abibac sont issus en grande partie de classes bilangues. Est-ce qu'on se résout aujourd'hui au nivellement par le bas ? Cela va sans nul doute laisser des traces dans la relation franco-allemande.

Interview réalisée par Valérie Keyser (www.lepetitjournal.com/francfort), mardi 26 mai 2015

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Publié le 25 mai 2015, mis à jour le 25 janvier 2016
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