

Dans sa chronique ?Les tribulations d'une Française à Buenos Aires : la séduction porteña? , Fanny D. nous raconte à quel point l'art porteño des ?piropos? lui plaît. Et recommande aux femmes de ?se faire du souci? si ?aucun homme ne [leur] fait de commentaires, de compliments ou ne [les] siffle?. Cette vision des choses ne reflète pas celle de toutes les femmes d'Argentine, loin de là. Angeline M. revient sur ce phénomène.
Je suis Française, j'ai 38 ans, et j'ai débarqué en Argentine en 1986. Pour mon premier ?piropo?, je venais d'avoir 12 ans, je n'étais même pas encore formée. Je mangeais une glace en cornet, un monsieur d'une soixantaine d'années s'est penché vers moi et m'a murmuré sur un ton libidineux : ?Qu'est-ce que j'aimerais être cette glace...?
copie d´écran, article de Clarín du 4 août
Objet sexuel
Il faut appeler les choses par leur nom. Les commentaires dans la rue ne sont pas des ?compliments?. C'est du harcèlement pur et simple. Des agressions verbales. Qui vont de : ?Hola, muñeca? (salut, poupée) à ?Vení que te cojo toda? (Viens par ici que je te baise toute) en passant par d'autres phrases beaucoup, beaucoup plus vulgaires.
Une femme dans la rue à Buenos Aires n'a pas d'autre choix que de se sentir une proie. Pour peu qu'on ait moins de 60 ans, il n'y a pas moyen de faire cent mètres sans qu'on nous rappelle notre condition d'objet sexuel.
Et il n'est pas question, ici, de ne parler que des femmes belles, désirables, attirantes ou habillées de manière ?provocante?. Si, bien sûr, la saison des petites tenues est la pire, cela arrive aussi en plein hiver, habillée comme un sac à patate. Il suffit d'être reconnue comme étant une femme (même de loin, même de dos, même dans une rue sombre) pour qu'on nous assène des insanités ou qu'on nous traite comme un chien ou, plutôt, comme une chienne, avec force ?tss tss tss?, ?tchh tchh tchh? et autres sifflements.
Il va sans dire, de toute façon, qu'une tenue sexy ou provocante n'autorise pas non plus à insulter une femme.
Bien entendu, si l'on répond à ce que l'on considère comme une agression par un doigt levé bien haut, on nous traite de lesbienne, étant bien entendu qu'une femme qui n'apprécie pas d'être jaugée, observée, déshabillée du regard, appréciée, scrutée par un homme, est forcément homosexuelle (et donc frustrée sexuellement).
Système sexiste
On me rétorquera qu'il faut faire la différence entre les insanités et les authentiques ?piropos? (du genre ?Me gustaría ser aviador para volar en tus sueños?, ?j'aimerais être un aviateur pour voler dans tes rêves?).
Mais dans l'absolu, l'intention est la même : rappeler aux femmes que dans la rue, elles doivent s'attendre à être exposées au regard masculin, que celui-ci soit poétique ou vulgaire, car l'espace public appartient aux hommes. Les femmes doivent se cantonner à leur rôle de séduction, se plier aux règles imposées par un système sexiste, constamment soumises au désir des hommes.
Une vision exagérée ? Il suffit d'interroger les femmes sur leurs comportements dans la rue. Quelles attitudes prennent-elles face à un groupe d'hommes ? Combien ont-elles déjà modifié leur parcours pour éviter de passer tous les matins devant des ouvriers (sans préjuger de l'origine sociale des ?piropeadores?, qui se retrouvent dans toutes les couches de la société) ? Combien ont-elles déjà renoncé à mettre tel chemisier ou telle jupe en prévision des commentaires ? Combien pressent-elles le pas, changent-elles de trottoir, tentent-elles de se faire petites, invisibles ?
Il n'y a que les femmes pour adapter, modifier, censurer ainsi leur comportement, afin d'éviter de se faire harceler.
Le harcèlement de rue limite l'action des femmes sur la voie publique, et de ce fait, est une forme de domination. Comme l'explique un article de Clarín du 4 août, il s'agit d'une ?nouvelle violence invisible?, bien qu'elle ne soit pas si ?nouvelle? que ça.
Diana Maffia, philosophe et ancienne députée de la Ville de Buenos Aires, explique à IPS : le piropo ?n'est pas pensé pour flatter, pour que la femme se sente bien, ce sont plutôt des phrases violentes, misogynes, dégradantes, désagréables, qui sont émises pour marquer un territoire qui est la propriété de l'homme?. Et d'ajouter : ?Ils nous disent comment ils nous voient, ce qu'ils pensent de notre face et de notre dos, ce qu'ils aimeraient nous faire, et cela est une forme de harcèlement qui se cache derrière l'idée d'un soi-disant compliment.?
Invisibles
Bien sûr, beaucoup de femmes aiment et revendiquent cette idiosyncrasie machiste. Lorsqu'elles se retrouvent dans d'autres pays où l'on peut passer devant quinze types sans qu'un seul fasse le moindre commentaire, elles se sentent perdues, transparentes, invisibles.
Ces femmes, hélas, ne se sentent exister que par rapport au regard masculin. Elles n'ont appris à se sentir mises en valeur que par l'approbation des hommes. Sans les commentaires dans la rue, elles sont décontenancées, parce qu'on leur a toujours appris qu'elles valent d'abord par leurs attributs physiques. D'où le ?souci? qu'elles se font si elles ne suscitent plus aucun commentaire dans la rue.
Prise de conscience
Mais toutes les Argentines ne sont pas comme ça. Et elles n'ont pas attendu le buzz créé par la vidéo de Sophie Peeters, cette jeune cinéaste belge qui a décidé de dénoncer le harcèlement de rue dont elle est victime à Bruxelles, montrant, en passant, qu'il s'agit d'un phénomène universel, pour s'élever contre les ?piropos? et considérer qu'ils ne sont pas de la drague (concept bien différent), mais une authentique agression.
En témoignent le site Hollaback ou la page Facebook No al Acoso Callejero o ?Piropos? qui dénoncent le harcèlement de rue, et où des centaines de femmes d'Argentine racontent leur expérience des ?piropos? qu'elles subissent tous les jours, certaines dès le plus jeune âge..
La solution passe-t-elle par une pénalisation des commentaires, comme le suggèrent certaines personnes ? Je l'ignore. Ce qui est sûr, c'est qu'elle passe par une prise de conscience avant tout, tant chez les hommes que chez les femmes.
copie d´écran, vidéo de Sophie Peeters
Les hommes doivent comprendre qu'une femme n'est pas un objet sur les attributs duquel on peut opiner impunément. Une femme doit comprendre que sa valeur ne passe pas forcément par le regard masculin, et qu'on peut se sentir pleine, heureuse, réalisée, et même désirable, sans le regard scrutateur et les commentaires des hommes dans la rue.
C'est aussi ce que prône l'association française Osez le féminisme, dans une tribune publiée dans Le Monde du 8 août : ?Pour s'attaquer à la racine des violences et du harcèlement de rue, ce sont surtout les stéréotypes qui doivent être combattus, par l'éducation à l'égalité et à la liberté dès le plus jeune âge. La prise de conscience et l'indignation qui émergent aujourd'hui sont des premiers pas pour que chacune et chacun réalise que ces comportements sont inacceptables et doivent cesser.?
Angeline M. (www.lepetitjournal.com/buenos-aires.html) jeudi 9 août 2012
(Re)-Découvrez la chronique de Fanny D. : ``Les tribulations d'une Française à Buenos Aires : la séduction porteña´´.























