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JEAN-PIERRE JEUNET - "En France, il faut qu’un long métrage soit mal filmé pour être considéré comme de l’art"

Écrit par Lepetitjournal.com International
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 15 octobre 2013

Quatre ans après son dernier film, Micmacs à tire-larigot, Jean-Pierre Jeunet revient sur grand écran avec L'extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S.Spivet avec l'actrice britannique Helena Bonham Carter. Un film aux paysages magnifiques où l'émotion côtoie la fantaisie et l'incroyable. Lepetitjournal.com a rencontré le réalisateur de 60 ans dans une suite du Park Hyatt de Paris..
 
Lepetitjournal.com - Une fois n'est pas coutume, vous adaptez un livre, celui de Reif Larsen. Comment la rencontre s'est-elle faite ?  
Jean-Pierre Jeunet - La première fois que nous nous sommes vus, il m'a offert un livre de photos? que je venais d'offrir à tous mes amis. J'ai explosé de rire, ça commençait bien ! Il m'a avoué ensuite que lorsqu'il avait vu Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, il avait l'impression que quelqu'un avait gratté dans sa tête. J'ai eu le même sentiment en lisant son livre ! Nous avons les mêmes préoccupations, le sens du détail, des petites choses que l'on est les seuls à voir. Il avait fait une liste de réalisateurs qu'il souhaitait voir adapter son livre : Alfonso Cuaron, David Fincher, Wes Anderson, Michel Gondry et moi. Quelqu'un lui avait dit que je ne faisais que mes propres films, que ce n'était pas donc pas la peine de me contacter. Alors quand je l'ai appelé, il était très surpris. On s'est fait un skype depuis New York, puis des dizaines d'échanges de mails. Il est même figurant dans le film à la fin !

A-t-il eu son mot à dire sur l'adaptation de son livre au cinéma ?  
Je lui ai envoyé le scénario fini. Il avait mis ses notes dessus, une centaine. Mais juste sur des détails comme le nom du chien par exemple. De toute façon, je l'avais averti : "tu as fait un môme, moi je suis instituteur, tu ne vas pas rester dans la classe". J'ai gardé 80% de ses remarques. Mais sur le scénario j'ai eu une totale liberté. La mère par exemple n'était pas très présente dans le livre, j'ai étoffé son rôle.
 

Comment, justement, avez-vous choisi Helena Bonham Carter (Mme Tim Burton à la ville, ndlr) et le petit Kyle Catlett qui joue Spivet ?  
En lisant le livre, je voyais Helena, même si son rôle n'était pas long. Et coup de chance, je l'avais rencontrée sur le tournage de Fight Club, elle m'avait alors dit qu'elle voulait tourner avec moi. Je lui ai envoyée le script, elle m'a dit "je suis amoureuse de ton script".

Pour le petit, c'est différent. On en voit toujours 2.000 ou 3.000. Même pour La Cité des enfants perdus, j'avais vu la jeune fille en 1er, mais nous en avons quand même vu 2.000 ensuite ! Lorsque j'ai vu Kyle, je le trouvais trop petit, trop bébé. Mais il avait un truc. J'ai fait un Skype et il m'a convaincu : "Je parle cinq langues, je suis champion du monde des arts martiaux des moins de 7 ans, je suis T.S. Spivet, je pleure sur commandes, je veux faire les cascades moi-même?". Nous avons fait de nombreux essais, des répétitions, du travail avec le coach, et nous avions l'impression qu'il s'emmerdait. Mais lorsque nous lui demandions les sujets évoqués la veille, il avait tout enregistré, et recherché sur le web ce qu'il ne connaissait pas. Enfin, pour moi, il a l'instinct de l'acteur, un sens du rythme extraordinaire, un sens de la comédie et du drame. Je le compare à Audrey Tautou.  
 
Vous ne les avez pourtant pas rencontrés au même âge?  
La comparaison est possible. Il y a simplement des moments où il se mettait un peu à jouer et je lui disais : "mais tu me fais quoi là ? Je ne veux pas Kyle, mais T.S. Contente-toi de retrouver les sentiments du personnage, on en a parlé. Vis-le, ressens-le, tu verras ça ira". Il me disait "OK" et c'était reparti. C'était bluffant.
 
               "Dans ce film, les Américains ne pouvaient donc pas m'emmerder !"
 
Peut-on considérer ce long métrage comme étant un "film américain" ?
C'est un film américain? français ! C'est un film français avec coproduction canadienne, donc les Américains n'ont rien eu à dire (large sourire). Et j'en suis fier ! Le final cut était pour moi. C'était la condition sine qua none pour que je fasse ce film. On a tourné à Montréal et en Alberta, des endroits où ont été tournés Le secret de Brokeback Mountain ou Légendes d'Automne. Les Américains ne pouvaient donc pas m'emmerder !  
 
Quelle différence y-a-t-il entre ce film et les précédents ?  

J'y ai mis plus d'émotion. Il est également plus réaliste. Les personnages sont excentriques mais moins décalés. Il y a la 3D, et enfin la nature avec des paysages magnifiques. Cela demande un travail de repérages qui me paît moins car ce n'est pas ma caméra qui le fait. La nature, c'est beau ou pas. Point barre. Ce n'est pas l'angle de la caméra qui fait le travail, c'est juste la nature. Pour trouver le ranch du film, nous avons fait 5.000 km en une semaine avant les premières neiges, en Alberta, au-dessus du Montana canadien. C'était tout de même superbe.  
 
Vous évoquiez la 3D. Franchement, elle ne sert pas à grand chose au cinéma, non ?  
Selon moi, il y a 3 films bons en 3D : Avatar, Hugo Cabret et L'Histoire de Pi, même si ça me coûte de dire ça (JP Jeunet devait réaliser ce film avant qu'il ne soit donner à Ang Lee au dernier moment. Le film a obtenu 4 Oscar en 2013, dont celui du meilleur réalisateur, ndlr.). Et Gravity aussi. Et puis le mien ! Qui est sûrement techniquement le plus abouti. Je suis allé vers ça car j'adore la 3D. Quand j'étais gamin, j'étais fasciné par la 3D. Dans Un Long dimanche de fiançailles, nous avions fait un bouquin 3D avec des lunettes. J'ai toujours pensé que mes films seraient bons en 3D, tous. Mon cinéma ludique et visuel s'y prête. Je me suis dit allons-y. Je vais m'emmerder, ça va être cher, mais allons-y !  
 
Cela coûte beaucoup plus cher ?  
1,5 million d'euros en plus, sur un budget de 20 à 25 millions au total. Ce n'est pas tant que ça mais c'est expérimental, on sert de cobaye en fait. Dans ce film, nous l'avons fait aux petits oignons. Je l'ai beaucoup étudiée pour éviter tout ce qui craint comme les amorces floues, les petits défauts techniques comme le soleil qui tape sur le miroir et qui agit de mauvaise manière sur le cerveau. J'ai fait un film contemplatif. Et c'est intégré dans l'écriture avec ce qui vient en jaillissement. Lorsque j'ai lu le livre, j'avais envie de prendre tous les dessins qui étaient dans la marge. C'est ça la 3D !  
 
Comment expliquez-vous qu'avec seulement sept films au compteur, alors que vous avez 60 ans, vous soyez aussi reconnu ?  
Tout simplement car ils se vendent dans le monde entier. Pour ce qui est du peu de films réalisés, la cause est simple : j'ai du mal à trouver des idées. Je perds un an à chaque fois. Pour l'écriture, pareil, cela prend un an. Et comme les films se vendent à l'étranger, cela me prend encore une année pour aller les défendre. Tout cela équivaut donc à 3-4 ans par film. Au début, cela me désespérait mais maintenant, c'est comme ça? Cela dit, je n'ai pas renoncé à en faire un de manière rapide. Mais je n'ai pas l'histoire, c'est mal parti.  


               "Je n'ai aucune raison de m'expatrier. Je vis en Provence, j'aime bien.

                              Et je vis aussi à Montmartre et j'aime Montmartre."

 
Vous faites peu de films également car vous en refusez beaucoup. Comme Harry Potter par exemple? Ne regrettez-vous pas d'avoir raté une carrière à Hollywood ?  

Je ne me suis jamais posé la question car nous avons la chance d'avoir en France la liberté. C'est ce qui compte le plus pour moi. Mon film préféré est Quai des Brumes où Gabin utilise souvent l'expression "forte tête". C'est tout à fait moi. Il ne faut pas qu'on m'emmerde à faire des choses que je n'ai pas envie de faire. Quand je refuse Harry Potter, cela n'a pas de sens au niveau carrière, c'est vrai. Tout le monde aurait dit oui. Mais moi non, "forte tête". Aux Etats-Unis, tout est différent. Aujourd'hui, les Steven Spielberg, Steven Soderbergh et consorts se plaignent tous du manque de liberté, du formatage. Ils ont raison ! Qu'ils viennent en France. J'ai la chance d'être Français. Après, la limite est la langue, comme un film africain ou coréen. Mais bon, je fais des films pour me faire plaisir pas pour avoir des milliards de téléspectateurs. Renoir disait : "je fais des films pour la joie, la joie de faire, le reste regarde les autres". J'en ai fait ma devise.  
 
C'est pour cela que vous êtes si attaché à la France ?  
Je n'ai aucune raison de partir, de m'expatrier. Je vis en Provence, j'aime bien. Et je vis aussi à Montmartre et j'aime Montmartre. J'ai beaucoup de chance. Ma femme est américaine et j'adore aller au nord de San Francisco, sur la côte. Mais je n'aime pas leur mentalité, leur façon de faire les choses.
 
En France aussi nous avons nos petits travers. On dit par exemple que vos films sont toujours "jaunes"?  

Ça dure depuis Delicatessen, en 1991? Les gens qui disent ça ont de la merde dans les yeux ! Un long dimanche de fiançailles, c'est davantage sépia car c'est un film d'époque, Micmacs à tire-larigot est plus saturé car c'est un cartoon, Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, ce n'était carrément pas jaune. Chaque film a sa tonalité en fonction de l'histoire. De toute façon, en France, on n'aime pas quand c'est esthétique. Quand c'est étranger, pas de souci, comme David Lynch. Télérama avait dit de La Cité des enfants perdus que "l'on avait le don de rendre laid tout ce qui est beau". En France, il faut que ce soit mal filmé pour être de l'art. Si c'est esthétique, on chie dessus. Ce qui est drôle, c'est qu'aux Etats-Unis et en Angleterre, ils parlent avec les mêmes mots, mais c'est positif. Après, il est vrai que, globalement, je me suis calmé avec les couleurs, cela est dû au côté réaliste du film.  
 
Vous parliez d' Amélie Poulain et d'Audrey Tautou. Le couple a-t-il une chance de se reformer un jour au cinéma ?
Nous nous étions retrouvés pour la pub Chanel en 2009. Rien depuis, mais si j'ai un projet, elle dira oui. Enfin si ça lui plaît ! Tiens, d'ailleurs, trouvez-moi l'idée d'Amélie 2, vous ferez fortune. L'idée, pas une idée, hein ? (rires).  
Jérémy Patrelle (www.lepetitjournal.com) mardi 15 octobre 2013
 
L'extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S.Spivet (1h45), un film de Jean-Pierre Jeunet avec Helena Bonham Carter, Judy Davis, Callum Keith Rennie, Kyle Catlett, Niam Wilson?

 

 

 

 

 

 

logofbinter
Publié le 14 octobre 2013, mis à jour le 15 octobre 2013
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