La réalisatrice et productrice Rama Thiaw est à l’initiative de l’organisation des Sabbar Artistiques : ateliers de réflexion autour de la féminité qui auront lieu du 19 au 24 mars dans de nombreux quartiers de Dakar. Il s’agira d’expositions, de représentations, de performances, de conférences autour des questions de féminité et d’africanité. Elle nous parle de son engagement artistique et militant.
Rama Thiaw est née en 1978 à Nouakchott. Etudiante, elle est titulaire d’un master 2 en économie, d’un master 1 en sociologie, tous deux obtenus à La Sorbonne, avant de s’orienter vers une maitrise de cinéma. La jeune Sénégalaise a fait ses débuts aux côtés du réalisateur Mohamed Boumari (La Bataille d’Alger, 2002). Son premier long métrage sort en 2009 : c’est Boul Fallé, la voie de la lutte produit par Philippe Lacôte. Le film suit la “résurrection” de la lutte traditionnelle sénégalaise dans les quartiers de Pikine où Rama Thiaw a grandi. Le documentaire interroge les parallèles et croisements entre la lutte traditionnelle sénégalaise, les luttes politiques, et leur expression au travers de la musique, notamment le hip-hop, à travers le mouvement Boul Fallé incarné par le lutteur Tyson et le groupe de rap ‘Positive Black Soul’. En 2016, sort son deuxième long documentaire : The Revolution Won’t be Televised. Se présentant comme une suite de son premier documentaire, il suit Thiat, Kilifeu et Gadiaga du groupe Keur Gui, accompagnés d’autres amis musiciens et journalistes. Ils ont montré la voie à toute une jeunesse sénégalaise, en manifestant contre le président qui voulait se présenter à vie, Abdoulaye Wade, entre 2011 et 2012. Le film montre comment des millions de Sénégalais sont descendus dans la rue pour défendre leur démocratie, et comment ces trois amis vont mettre de côté leur carrière musicale et artistique pour l’intérêt de leur nation.
Ce film documentaire a été diffusé au Berlin International Film Festival. Il a gagné le prix Fispresci, une mention spéciale au Caligari Filmpreis à Berlin ainsi que le Prix du Jury aux JCC de Tunisie.
Lepetitjournal.com Dakar : Qu’est-ce qui a guidé votre démarche artistique ?
Rama Thiaw : La lutte politique, la lutte des corps et la musique, c’est un triptyque au coeur de toutes mes créations. Aussi, la génération Boul Fallé, c’est ma génération, c’est celle d’une prise de conscience collective, autour de questions d’identité et de société : "Qui sommes nous, que voulons-nous pour notre futur ?". Il y a aussi d’autres thématiques abordées dans mes documentaires. Par exemple dans The Revolution Won’t Be Televised, je parle du groupe de musique les Keur Gui, et je pose la question : resteront-ils intègres à leur passion pour la musique ou choisiront-ils de devenir des politiciens de carrière ?
Quelle est votre vision du féminisme ?
Je me considère plutôt comme humaniste avant d’être féministe. Et quand je dis humaniste, ce n’est pas au sens de l’universalisme européen, où les luttes féministes consistent majoritairement à essayer d’obtenir tout ce que l’homme blanc possède et de l’imiter. Je crois à l’égalité parce que nous sommes différents. C’est notre singularité qui doit faire de nous des êtres humains égaux.
Que sont les Sabbar ?
Traditionnellement, ce sont des réunions de femmes autour de percussions traditionnelles sénégalaises. Ici, sur le même principe, les Sabbar Artistiques sont des ateliers féminins construits autour de la réflexion, de l’émotion et de la transmission. Il s’agit d’inviter des femmes africaines du continent à discuter avec les afro-descendantes et les femmes noires du monde entier, pour dialoguer autour de deux grands thèmes. Le premier est : “Le fond de l’air est-il toujours rouge pour les noirs et Africains après les révolutions de 1968 ?”. Ce titre est une référence au film documentaire de Chris Marker “Le fond de l’air est rouge”. Celui-ci retraçait les mouvements révolutionnaires de 68 sur les différents continents, avec une grande absente : l’Afrique.
Le deuxième axe des Sabbar est un questionnement autour de la place des Africaines, des Afro-descendantes et des femmes noires, 50 ans après les révolutions de 1968. Sur le continent, mais aussi partout dans le monde. Il nous faut mettre en exergue nos combats passés comme ceux à accomplir, car aucun autre pays ne le fera à notre place.
Comment vous est venue l’idée de mettre en place un tel projet ?
En 2016, au Bozar à Bruxelles, durant le festival Afropolitain, Gia Abrassart et Sarah Demart ont publié “Créer en post colonie” qui fait la part belle aux afro-descendants européens en Belgique. L’ouvrage met en avant les paradoxes identitaires des “afropéens” dans une société qui sépare les races. Quant à moi, je présentais mon film The Revolution won’t be Televised, et nous avons spontanément parlé des divergences entre les féministes du continent africain, celles de la diaspora et le féminisme occidental. C’est ainsi que l’idée des Sabbar est venue.
Pourriez-vous nous donner un exemple ?
Par exemple, l’émancipation des femmes est là où on a toujours mis celle des hommes et seulement des hommes. Dans des victoires asexuées, comme celles de l’indépendance, on a décidé que c’était les hommes qui avaient triomphé. Or, il y avait des femmes à côté de Senghor, mais celles-ci sont les grandes oubliées de l’histoire patriarcale. Paulette Nardal, par exemple, est la première femme noire (martiniquaise) à avoir étudié à la Sorbonne avec ses sœurs, elles ont créé la première revue dédiée à l’art, à la littérature et aux idées noires, La Revue du monde noir. Elles ont également ouvert un salon littéraire où venait Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas mais aussi Léopold Sédar Senghor dont elles ont même payé son inscription à l’université de la Sorbonne. Personne n’en parle.
Dans l’histoire des luttes d’émancipation et d’indépendance, on ne retient que les hommes. Il faut changer cela. Cela peut se faire par le biais de la culture et de l’éducation. C’est pour cette raison que nous avons prévu des expositions d’art contemporain, des projections de films, des débats d’idée ou encore des conférences littéraires et universitaires… Le tout dans une démarche transversale, et non pas d’une élite qui parlerait au nom des autres. Ici, toutes les classes sociales seront présentes.
Les mots « féminisme » et « féminin » doivent être pensés en fonction de la culture du pays, et non pas de ceux qui écrivent l’histoire d’une manière hégémonique.
Avez-vous une idée de ce que serait un féminisme à la sénégalaise ?
Non, d’où les Sabbar. Mais selon moi, le problème du féminisme à l’occidental, c’est que le graal des luttes féministes serait d’acquérir les mêmes pouvoirs et capacités d’actions individualistes et capitalistes que l’homme blanc. Le genre est conçu comme une barrière économique et sociale. Peut-être que ce sur quoi il faut se concentrer, c’est ce qu’on met derrière la définition du masculin et du féminin. Définir l’être humain selon son genre, sa sexualité, sa couleur de peau, son handicap ou pas, etc. participe à l’idée d’individualisation capitaliste, isolant ainsi l’individu du collectif, subdivisant les luttes collectives en luttes individuelles et participant à la construction de clichés basées sur des fondements pseudo-scientifiques. D’ailleurs dans nos sociétés matriarcales, comme ici au Sénégal, le mot “féminin” n’existe même pas en wolof.
La dissociation Féminin/Masculin a empoisonné l’Afrique pendant la colonisation. Pas seulement lors de la colonisation européenne, également durant la colonisation arabe. Du patriarcat musulman au patriarcat chrétien, une définition importée des genres a été imposée aux sociétés ouest-africaines. Avant au Sénégal, c’était des systèmes matriarcaux, des sociétés majoritairement nomades et écologiques, pas de frontières et un respect de notre environnement. La notion de propriété privée telle qu’on la connait aujourd’hui est aussi venue avec la colonisation.
Par exemple l’un des legs du système matriarcal est qu’ici les femmes ne prennent pas le nom de leur mari. De plus, lorsque les femmes ont des enfants, celui qui a autorité de père, n’est pas le père géniteur mais l’oncle maternel.
Les systèmes matriarcaux existent encore au Sénégal. Par exemple dans les îles en face de la Casamance, les propositions sexuelles sont faites par les femmes, à l’aide d’une calebasse. Si une femme pose une calebasse pleine de riz devant la case d’un homme, cela veut dire que celle-ci consent à une relation amoureuse. Si un jour elle pose une calebasse vide, cela veut dire qu’elle n’a plus envie d’aucun rapport, et sa décision est respectée. Je peux aussi vous parler d’une autre histoire méconnue en dehors du Sénégal : les derniers reines à avoir lutté contre la colonisation sont les deux reines de l’empire du Waalo à savoir Njeumbeut Mbodj, et sa soeur Ndaté Yalla Mbodj.
Elles allaient seins nus, fumaient la pipe, portait des locks et gouvernaient une armée d’hommes et de femmes. Pourquoi avons-nous oublié notre histoire ? Nous sommes victimes d’une définition d’un féminin qui n’existait pas chez nous.
Quel serait votre souhait le plus cher pour revenir à des relations hommes-femmes pacifiées au Sénégal ?
Le seul moyen de rétablir les choses c’est par l’éducation, l’instruction, la recherche de son identité par soi-même avec et vers l’autre. Politiquement et concrètement, il faudrait donner un vrai budget à l’éducation et la culture, et lancer des grands programmes de déconstruction des idées de genre dans le pays. La déconstruction rend visible l’invisible. C’est une démarche où nous sommes tous responsables, et c’est dans ce sens que les Sabbar existent. Je pourrai uniquement me consacrer à la réalisation de mes films dans mon coin, mais je pense qu’un artiste doit aider à l’évolution politique, culturelle, sociale et collective de sa société. Je crois fermement en cette citation célèbre d’Angela Davis : “Le succès ou l’échec d’une révolution peut toujours se mesurer au degré selon lequel le statut de la femme s’en est trouvé rapidement modifié dans une direction progressive”.