Modou Fata Touré est un grand artiste, le premier du Sénégal ayant choisi les arts du cirque. Pour autant, il déborde d’humilité, de douceur, et parfois même de timidité. Entretien avec l’artiste au parcours de vie exemplaire.
“J’ai toujours voulu m’en sortir”, répète souvent le jeune Sénégalais pour expliquer sa ténacité et son courage. Désormais à la tête de la seule mais néanmoins brillante troupe de cirque du Sénégal, il a pourtant vécu la rue, la maltraitance et la solitude dès son plus jeune âge. Tout a commencé dans une daara (école coranique) en Gambie où Modou a été victime de maltraitances. Il décide alors de s’enfuir et rejoint Dakar, tant bien que mal, où il vit un peu plus de trois mois dans la rue. Ensuite, il trouve refuge sous une fausse identité à L’Empire des Enfants, centre d’accueil d’urgence pour les enfants des rues au sud de la Médina.
Lepetitjournal.com Dakar : Avant d’arriver à l’Empire des enfants et d’y trouver du réconfort après des années de souffrance, qu’est-ce qui vous a aidé à tenir ?
Modou Fata Touré : Je ne voulais pas de cette vie-là, la vie dans la rue. C’était très dur et en même temps je gardais en tête ce qui était bon pour moi. Un jour, une femme m’a vu prendre une cigarette, elle m’a dit : “Ta famille ne voudrait pas ça”. J’ai jeté la cigarette, et je n’y ai jamais retouché de toute ma vie. Je voulais être quelqu’un, pas n’importe qui, c’était ancré en moi. D’ailleurs c’est moi qui ai décidé de quitter la rue, personne n’est venu me chercher.
L’Empire des Enfants, c’est le début de votre retour à des rapports humains dans la confiance, dans la douceur, comment cela s’est fait ?
Cela a mis beaucoup de temps. En réalité, ce sont surtout les activités proposées par le centre, elles me canalisaient et me permettaient de m’exprimer. Il y a eu le taekwondo, et puis le cirque.
Comment vous êtes-vous tourné vers le cirque ? Pourquoi vous y être accroché avec autant d’énergie ? Il ne s’agit pas d’une discipline nationale.
Tous les ans, la troupe suédoise Fan Atticks venait à l’Empire pour nous former aux arts du cirque. A chaque passage, ils me trouvaient meilleur que l’année passée. Un jour, je leur ai dit que c’était cela que je voulais faire dans la vie ! J’avais donc besoin d’être formé.
Pour partir apprendre avec eux en Suède, l’accord de mes parents était nécessaire. Il a fallu, après 5 ans, que je révèle ma vraie identité au centre d’accueil. Je l’avais cachée jusque-là car j’avais peur qu’une fois de retour auprès de mes parents, ceux-ci me renvoient dans une daara.
Nous n’avons pas réussi à trouver mes parents tout de suite. C’est le destin qui a fait qu’un jour alors que je faisais du roller, je me suis accroché à une voiture, et c’était celle de mon frère. Il m’a reconnu et suivi discrètement jusqu’à l’Empire. Un jour il s’est présenté, il m’a appris le décès de mon père et m’a demandé de rentrer voir notre mère. Il m’a promis que jamais je ne serais renvoyé dans une daara. J’ai revu ma mère, et je suis parti plusieurs mois me former en Suède.
Sauriez-vous dire ce qui vous motive à vous surpasser ?
L’envie d’être meilleur que le jour passé, et puis aussi l’envie de réussir dans la vie, de changer les choses, d’enlever les enfants de la rue, de leur faire (re)connaître leurs droits.
Vous mettez en place régulièrement des ateliers, gratuitement, à la Maison rose (centre d’accueil de femmes), à Yaakaru et à l’Empire des enfants. Vous pouvez nous en parler ?
C’est pour rendre la pareille bien sûr, et puis aussi repérer les jeunes talents et les encourager. Il y’a plusieurs membres de SenCirk qui viennent de ces centres comme Youssouba ou Junior. Pour être honnête, entre cela et les projets avec cinq écoles françaises (ateliers toutes les semaines, ou stages d’une semaine) ainsi que les cours privés, je ne pouvais pas tout faire. C’est souvent d’autres membres de SenCirk qui donnent les cours.
Comment a été créée la troupe SenCirk ? Y-a-t-il des spécialités ?
Tout a commencé à l’Empire. Ensuite, une fois rentré de Suède, la mairie de Dakar nous a aidés financièrement et nous a prêté un espace pour s’entraîner. Fan Atticks nous a beaucoup épaulés aussi. Pour ce qui est des artistes, au début nous sommes allés chercher des personnes talentueuses dans de nombreuses disciplines proches du cirque, puis nous leur avons proposé de rejoindre Sencirk : gymnastes, danseurs, acrobates sur rollers… Nous avons créé le premier spectacle : Chiopité. Chacun a sa spécialité, mais moi je sais tout faire : tissus aérien, trapèze, jonglage, acrobaties, main à main, monocycle… Parce qu’il faut que je sois capable de remplacer tout le monde ! Après chacun travaille ses numéros, avec ce qu’ils préfèrent faire.
Quel est le point commun des artistes de SenCirk ?
L’amour de la discipline nous rassemble, mais pas seulement. Il y a aussi l’envie de s’en sortir, l’amour du pays, la capacité d’exprimer des choses par le corps, l’envie d’aider la famille et aussi de donner la chance à d’autres de travailler et d’apprendre à leur tour.
Comment se passe l’apprentissage ?
Il y a trois ans de formation, mais ça n’est pas un enseignement officiel. Cependant le Cirque du Soleil a envoyé des formateurs de leur cirque social pour nous aider. Et puis après il faut travailler tout le temps, avoir l’envie de se perfectionner tous les jours !
Votre premier spectacle, Chiopite, raconte votre parcours. Le second spectacle, Emigration, évoque les difficultés de l’exode. Pourquoi ce thème ?
Nous avions envie de parler d’un sujet qui touche tout le monde. Il s’agissait de soutenir le pays, de montrer les dangers d’un tel voyage. Nous continuons de mettre en place des numéros pour ce spectacle, nous répétons tous les mardis et les vendredis. Normalement il y aura une tournée bientôt, jusqu’à Paris !
Des projets personnels ?
Pour être honnête, ces derniers temps, mon gros regret c’est que je ne fais plus que former et organiser. Je n’ai pas le temps de développer mon côté artiste ou de m’améliorer, de me former moi-même. Il y a beaucoup de choses qui se passent ailleurs : j’ai besoin de les découvrir pour me perfectionner et ramener quelque chose de toujours plus positif et de nouveau au Sénégal. Je ne veux pas que le cirque stagne. J’aimerais que nous soyons toujours plus qualitatifs. Pour créer, il faut se nourrir de la créativité des autres, non?
Le meilleur qui puisse vous arriver dans les mois à venir ?
Normalement, nous allons avoir notre propre chapiteau, à côté de la piscine olympique ! Il y a un vrai public, prêt à découvrir le cirque à Dakar et au Sénégal en général. Il manque seulement le lieu et le temps pour créer.