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"De si longues nuits", un hommage aux épouses d'émigrés

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Aurélie Fontaine et Laeïla Adjovi ont présenté leur livre au Goethe-Institut le 31 janvier 2019 © Goethe-Institut Sénégal / Stéphanie Nikolaïdis
Écrit par Laure Solé
Publié le 13 février 2019, mis à jour le 6 janvier 2021

Tous les jours, des hommes quittent le continent africain pour tenter de gagner les côtes européennes. On parle souvent de leur périple, de leurs conditions de vie, mais jamais de celles qu’ils laissent derrière eux. Ces femmes qui attendent, souvent accompagnées de leurs enfants, Aurélie Fontaine et Laeïla Adjovi leur dédient un livre, un recueil de témoignages poignants : “De si longues nuits” (Editions L'Harmattan, 2018).

C’est au Sénégal, mais aussi au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire que la journaliste et la photographe ont recueilli ces récits de rêves envolés, de maltraitance et de solitude. Entretien avec la journaliste Aurélie Fontaine.

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Le livre est paru en mai 2018 chez L'Harmattan

Comment et pourquoi en êtes-vous venue à ce devoir de témoignage?

Cela faisait un an que j’étais au Sénégal lorsque j’ai lu le roman de Laurence Gavron, Hivernage (Editions du Masque, 2009). Il y avait un paragraphe sur les épouses d’émigrés et leur quotidien qui m’a frappé. C’est un sujet dont on ne parle quasiment jamais et où l’on manque cruellement de supports d’étude. Alors j’ai commencé à faire des reportages sur ces femmes pour différents médias, en tant que journaliste freelance. Mais j’ai ressenti le besoin de faire quelque chose de plus complet, de plus abouti, avec l’idée de recueillir leurs paroles brutes.

Ce recueil, c’est un travail journalistique, mais aussi militant. Ces femmes sont dans une situation d’isolement et se confient rarement et difficilement. Nous avons souvent eu le sentiment qu’en nous confiant leur solitude, leurs difficultés, elles montraient des signes de soulagement, comme libérées d’un poids.

Quelle place a joué le roman de Fatou Diome, “Celles qui attendent” (Flammarion, 2010) dans votre travail et que vous citez au début de votre livre ?

J’ai lu le roman de Fatou Diome qui traite des mères qui attendent leurs fils émigrés clandestins pendant le recueil des témoignages. Je suis contente que cette auteure, très connue, ait aussi abordé la vie et le ressenti de ces femmes.

Vous avez choisi des femmes de différentes classes sociales, de trois pays différents : Sénégal, Côte d’Ivoire, Burkina Faso. Pourquoi ces pays en particulier ?

J’habite au Sénégal, et c’est donc là que naturellement j’ai commencé mon enquête, tout particulièrement à Louga, qui est un gros foyer d’immigration. Au début, je voulais recueillir des témoignages au Mali, mais la région que je visais n’était pas très sécurisée. Alors j’ai opté pour Béguédo au Burkina Faso. C’est également un important foyer d’émigration, vers l’Italie cette fois-ci. Par ailleurs, nous savions que c’était une ville où l’on sait de plus en plus que l’émigration n’est pas que ce que les gens veulent bien en montrer.

Chaque portrait de femme est accompagné d’une photo légendée par la photographe Laeïla Adjovi, Quelle était votre intention ?

Laeïla est une consœur avec laquelle j’ai collaboré pour différents médias. Entre nous, il y a une façon commune de voir les choses. La photo était un prérequis de départ. Il s’agissait de montrer des silhouettes, si ce ne pouvait être des visages sur les témoignages, et de transmettre des ambiances pour mieux appréhender leurs vies. Et puis il y avait une dimension esthétique importante : les photos sont en noir et blanc, en photographie argentique, traduisant des atmosphères d’attente, comme suspendues dans le temps.

De nombreuses questions sur la place de la femme dans ces trois pays se posent en filigrane, au-delà de l’exode des hommes et de celles qui restent : les inégalités hommes-femmes devant la décision de divorcer religieusement, ainsi que la décision unilatérale de l’homme de prendre une seconde, troisième ou quatrième épouse. Ce sont des problèmes presque institutionnels. Pensez-vous que ces mentalités, ces traditions culturelles peuvent évoluer ?

Je crois que tout cela dépend beaucoup de la classe sociale où se trouvent ces femmes. Le rapport à la tradition est souvent influencé par le pouvoir économique et la situation géographique des populations (villes versus campagnes). Il y a un certain fatalisme qui se dégage aussi face à ces situations d’abandon et de solitude.

De même le poids presque étouffant de la communauté, des familles, oblige de nombreuses femmes à se marier avec un émigré, ou cherchent à les empêcher de divorcer. Ces femmes semblent pourtant, pour la plupart, très malheureuses. Combien expliquer que cette situation perdure ?

Le problème, c’est qu’il y a toujours des exemples de réussite qui entretiennent l’idée que “chacun a sa chance”. Il y a aussi l’idée de “qu’est-ce qu’on a à perdre à accepter une telle situation”. Par exemple à Louga, les hommes reviennent l’été, construisent et dépensent beaucoup, quitte à secrètement s’endetter. Ils font rêver toute la communauté, et entretiennent l’attente perpétuelle. Parallèlement, ceux qui sont dans la misère ne le montrent pas car ils en ont honte.

Dans les récits de ces femmes, on ressent parfois une certaine désinvolture de la part des maris lorsqu’ils vivent loin. Comment expliquer ces hommes qui contractent des mariages mais ne les honorent pas ?

Le mariage leur donne un statut social. Il existe une forte pression familiale pour les hommes à se marier. S’ils ne le font pas, cela peut être même déshonorant. L’idée qu’un homme ne devient vraiment quelqu’un que lorsqu’il est marié est encore très prégnante. De plus, certains de ces hommes veulent rentrer, mais cela leur est impossible pour des raisons de visa et d’argent.

A plusieurs reprises, dans les témoignages, on lit que le voile tombe, que l’on sait que beaucoup d’hommes émigrés sont pauvres en Europe. L’idée selon laquelle toute personne qui émigre devient riche est galvaudée. Pensez-vous que ces trois pays vont continuer à voir autant de jeunes hommes partir pour l’Europe?

La prévention est très inégale, et le chômage est toujours aussi important. Les jeunes sont souvent désespérés, surtout dans les campagnes où les perspectives économiques sont très faibles. La tendance s’inverse seulement dans les classes sociales plus élevées, celles qui peuvent faire des études. Il y a aussi cette disposition presque naturelle pour un vingtenaire d’aller voir par lui-même ailleurs, de voyager, de découvrir le monde et qui considère qu’il n’a rien à perdre. A Louga, j’ai rencontré des jeunes lycéennes qui disaient ne jamais vouloir se marier à un émigré, mais en revanche comptaient aller tenter leur chance elles-mêmes en Europe.

Quels retours avez-vous eus suite à la publication de votre livre ?

Nous avons reçu des retours positifs. J’ai souvent entendu “C’est bien d’entendre ces femmes que l’on n’entend jamais d’habitude”. Cependant la distribution est difficile au Sénégal et il est malheureusement peu diffusé en dehors de Dakar.

Quels sont vos prochains projets ?

J’aimerais bien un jour écrire le pendant de ce livre, avec les maris partis en Europe. Cela serait intéressant de recueillir leurs paroles et leurs ressentis.

De si longues nuits, La solitude des épouses d'émigrés en Afrique de l'Ouest. Textes d'Aurélie Fontaine et photographies de Laeïla Adjovi, aux éditions L’Harmattan. 98 pages. 12,50 euros.

Conférence-Débat avec Aurélie Fontaine (auteure) et Fatou Sow Sarr (sociologue, maître de conférences à l’UCAD et responsable du Labo Genre) le mardi 19 février 2019 à 18h à la Médiathèque de Dakar. Entrée Gratuite.

laure solé
Publié le 13 février 2019, mis à jour le 6 janvier 2021

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