Inconnu en Allemagne, son pays d’origine, ou en Russie où il est né en 1895, Walter Spies, artiste vagabond au visage d’Adonis et aux multiples facettes (musicien, compositeur, peintre, chorégraphe), est pourtant une figure incontournable de l’histoire de l’art moderne en Indonésie. Sa vie, qui a traversé la première moitié du 20e siècle jusqu'à sa mort tragique en 1942, est digne d’un roman.
Une jeunesse dans une Europe en plein bouleversement
Il naît à Moscou de parents diplomates au service de l’Allemagne. Il étudie la musique, la peinture, la zoologie, la botanique et la danse. En août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie : Walter Spies est alors emprisonné et exilé dans les monts de l’Oural pendant une grande partie de la Première Guerre mondiale, y compris la révolution Russe de 1917. Il s'échappe et parvient au bout de 12 mois à rejoindre sa famille à Dresde.
Il s’installe à Berlin, à l’époque lieu d’une créativité folle et d’une grande liberté de moeurs, indulgent envers les artistes de tous bords et les homosexuels. Son grand amour est le célèbre réalisateur du film muet Friedrich Murnau ; il l'assiste pour son film d’horreur Nosferatu (1922). Il côtoie les peintres Otto Dix et Paul Klee.
1923 : départ pour l’archipel indonésien
En octobre 1923, âgé de 28 ans, il embarque sur un cargo pour Java, aux Indes Orientales néerlandaises. Tout d’abord pianiste dans un cinéma chinois à Bandung, il devient le chef de l’orchestre occidental du Sultan de Yogyakarta, le premier Européen à vivre au sein du palais. Il en profite pour étudier la musique javanaise.
L’immersion balinaise et tableaux oniriques
En 1927, il démissionne de ses fonctions et part à la demande du roi d’Ubud pour l'île de Bali. Il s’installe au palais des Sukawati, la famille au pouvoir à Ubud, un village au cœur d’une région rizicole. Comme quelques-uns avant lui et de très nombreux après lui, il trouve dans cette île la vision d’un paradis. Spies continue à s'adonner à sa passion première, la musique, mais se consacre de plus en plus au dessin et à la peinture.
Au cours des 13 années suivantes, Spies produit, outre des croquis d’insectes et de plantes, une série de tableaux au style unique, parfois surréaliste, superbement réalisés sur le plan technique.
Le peintre Miguel Covarrubias, le complice avec qui il explore la campagne et la culture balinaise, en parle ainsi : “Il peignait des paysages oniriques ou chaque branche, chaque feuille est peinte avec grand soin, avec autant d’amour qu’un miniaturiste persan, un Cranach, un Brueghel ou un Douanier Rousseau”.
Avec en fond de toile des paysages à couper le souffle, ces tableaux représentent la vie quotidienne, les cérémonies religieuses, les combats de coqs, les scènes au marché ou le travail dans les rizières.
Les plus grandes célébrités de l'époque lui rendent visite
Son humble hutte de bambou et toit de chaume, accrochée sur la crête de Campuhan à la jonction de deux rivières, devient l'étape obligée des Européens ou Américains de passage à Bali : artistes, intellectuels, écrivains (Vicki Baum), archéologues, musiciens, anthropologues (Margaret Mead) ou stars de cinéma (Charlie Chaplin). Il partage avec eux son amour de Bali, ce qui contribuera beaucoup à l'idéalisation de cette île qui perdure encore aujourd'hui. En 1937, il se retire plus au calme dans les hauteurs de Iseh, proche de Sidemen, face au volcan Gunung Agung.
Le créateur du Kecak
Walter Spies et le danseur I Wayan Limbak, originaire du village de Bedahulu, Gianyar créent le spectacle de danse et de chant rythmé a capella, le ‘kecak’, inspiré à la fois de l’épopée hindoue du Ramayana et de danses d’exorcisme et de transes. De nos jours, des milliers de touristes du monde entier assistent à ce spectacle de kecak à la tombée du jour dans le temple perché sur la falaise d’Uluwatu au sud de Bali.
D’ailleurs, la danse du kecak est pour la première fois filmée en 1926 par le cinéaste hollandais V Mullens pour un documentaire ethnologique auquel Walter Spies contribue activement. Tous les deux collaborent sur un autre film consacré aux crémations royales à Bali.
Des films et documentaires ethnologiques
Toujours dans le domaine cinématographique, Walter Spies participe au tournage du film Insel der Dämonen (1933) réalisé par Friedrich Dalsheim et produit par le baron von Plessen. Sur l’affiche, la réclame suivante : “Magie des mers du sud - Bali, monde tropical merveilleux”. Il raconte l’histoire d’amour entre Wajan et Sari, deux villageois balinais. Y sont filmées de nombreuses scènes de la vie quotidienne (récolte du riz dans la région de Tabanan, bain dans la rivière, musique traditionnelle, combats de coqs, cérémonies dans les temples de Besakih et Tanah Lot), sur fond de musique gamelan. Ce film contribue à propager à l’étranger la vision idyllique de cette île "bénie des dieux", tout comme celui de Goona-Goona (1932), filmé par Andre Roosevelt, le frère du Président américain Theodore Roosevelt ; Walter Spies fait également partie de ce projet comme scénariste, directeur de casting et consultant ethnographique.
Le courant artistique du Pita Maha qui fait découvrir la peinture balinaise au monde entier
En 1936, sous l’impulsion du prince Cokorda Gede Agung Sukawati, il fonde avec le peintre hollandais Rudolf Bonnet et le peintre, sculpteur et architecte balinais I Gusti Nyoman Lempad une coopérative artistique: le mouvement Pita Maha. Son but : aider les artistes balinais à développer un courant nouveau mais toujours en accord avec la tradition, en suggérant une technique occidentale de peinture (composition, perspective, élargissement de la palette de couleurs, clair-obscur) et en mettant à disposition du matériel importé (tempera, aquarelle, peinture à l'huile, toiles tirées sur châssis).
En l’espace de 6 ans, ce mouvement rassemble 150 artistes, révélés au monde entier. Outre I Gusti Nyoman Lempad, on peut citer par exemple Anak Agung Gde Sobrat, Ida Bagus Made Poleng, I Gusti Ketut Kobot, I Dewa Putu Bedil, Ida Bagus Nadera ou Ida Bagus Rai, directement influencés par le mouvement Pita Maha. On peut admirer aujourd'hui ces tableaux dans les musées Puri Lukisan, Neka et Amra à Ubud et le Musée Pasifika à Nusa Dua. Pour Agung Rai, le fondateur du musée Amra, “Walter Spies fut un visionnaire qui a lancé des ponts entre les cultures de l’Occident et de Bali”.
Une fin tragique
Toutefois, l'esthète rêveur et charismatique a ses démons. Son goût pour les jeunes (voire très jeunes selon certains) hommes balinais n’est pas toléré par les autorités néerlandaises : il est arrêté en 1938 pour atteinte aux bonnes mœurs. Remis en liberté, il est de nouveau emprisonné en 1939, en raison de ses origines allemandes cette fois. Interné tout d’abord à Denpasar, il est transféré à Java (Surabaya puis Ngawi) puis Kotatjane au nord de Sumatra.
Le 18 juin 1942, Walter Spies et 1 500 civils allemands embarquent depuis Padang sur trois navires hollandais en partance pour l’Inde et Ceylan. Deux des bateaux arrivent à bon port. Mais pas le troisième : le Van Imhoff, bombardé par les Japonais, coule au large de l’île de Nias. Parmi les victimes, le rêveur aux multiples talents, Walter Spies.