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Singapura - Episode 10

Singapura Episode 10 feuilleton expatriés Singapour fiction romanSingapura Episode 10 feuilleton expatriés Singapour fiction roman
Écrit par Bertrand Fouquoire
Publié le 24 décembre 2017, mis à jour le 24 décembre 2017

Lepetitjournal.com/singapour vous propose depuis 2 mois un rendez-vous hebdomadaire avec un feuilleton dont les expats à Singapour sont les héros.

Episode 10 – Jean

La nuit avait été chaude. La climatisation était cassée et le ventilateur brassait un air brûlant qui ajoutait à l’inconfort. Il faisait encore nuit quand il s’était levé. Pas vraiment en forme, mais pas non plus crevé. Jean savait qu’il avait de la chance d’être en bonne santé. C’était d’ailleurs, avec sa fille, tout ce qui lui restait. Sa femme et son fils avaient disparu deux ans plus tôt dans un accident de voiture, pendant des vacances en Indonésie. Il n’avait pas eu le courage de rentrer en France et d’y affronter, en plus de la sienne, toute la tristesse de ses proches. Sa fille habitait en Chine. Rester à Singapour était une manière d’être près d’elle. Non pas qu’elle eût besoin de lui. Il ne l’avait guère vue depuis qu’elle avait fini ses études. Elle était venue à Singapour pour l’enterrement. Elle avait fait l’aller-retour dans la journée, rassemblant seulement quelques affaires, comme pour éviter d’avoir à lui parler.

Il était donc seul à Singapour à 50 ans passés. Pourquoi était-il resté là ? Il l’ignorait. S’il voulait éviter la France, il pouvait s’installer dans n’importe quel autre pays de l’Asie du Sud-Est où la vie est moins chère. Etait-ce par lassitude, par manque absolu de projet ? Pourquoi ailleurs plutôt qu’ici ? C’était sans doute plus facile parce qu’il était PR (Permanent Resident).  Il était resté. Il avait fait le vide dans ses affaires. Il avait vendu pour une bouchée de pain le mobilier et les objets qu’ils avaient amassés au long des 10 années passées en famille en Asie. Tout lui faisait mal. Il avait quitté son travail de consultant, trop cérébral. Il pensait trop. Il lui fallait absolument arrêter de penser. Il avait besoin de s’abrutir. Il avait trouvé un job de contremaitre dans un chantier de construction. La paie était misérable mais l’épuisement physique garanti. C’était ça ou l’alcool. Il démarrait le mâtin à 5 heures, à la tête d’une équipe improbable composée de manœuvres bangladeshi et d’un grutier égyptien. Il y était encore souvent le soir après 22 heures. Il ne comptait pas les heures. Il avalait quand il le fallait le contenu insipide mais épicé d’une de ces barquettes en polystyrène qu’une camionnette venait distribuer chaque jour sur le chantier.  Il allait dormir sur la pelouse, à l’ombre d’une toile de nylon, avec les ouvriers. Puis, les grandes châleurs passées, ils remontaient ensemble sur l’échaffaudage. Les jours passaient ainsi s’enfilant l’un après l’autre comme les perles d’un chapelet.

L’appartement que louait Jean était un petit 2 pièces dans un HDB, où vivaient comme lui une cohorte d’êtres solitaires. La peinture défraichie donnait un air minable à la pièce principale que ne réhaussait aucune fantaisie. Les murs étaient nus. On ne voyait nulle photo, ni aucun écran. Le lit une place était sagement poussé contre le mur. Une table en bois massif, vestige de sa vie d’autrefois, habillait seule l’espace d’un confort incongru. La pièce la plus vivante était finalement la cuisine. Rien de luxueux, mais fonctionnelle et surtout impeccablement rangée, comme si l’activité de Jean, quand il était chez lui, consistait essentiellement à faire la vaisselle et à nettoyer le plan de travail et l’évier.

Jean avala le reste de café dans son bol, nettoya les miettes sur la table du plat de la main, et transporta la vaisselle du petit déjeuner dans l’évier. Ne pas réfléchir, se concentrer sur chaque tâche, l’une après l’autre. Frotter le dessus de la table pour faire disparaître les traces du petit déjeuner. L’angoisse était là, tapie dans quelque coin obscur de la salle à manger, prête à le saisir à la gorge. Il la connaissait bien. C’était un rendez-vous quotidien qu’il s’ingéniait à éviter. Il n’y parvenait guère. Tout juste arrivait-il, avec le temps, à en limiter l’intensité, à prévenir la chute vertigineuse, quand surgissait un caléidoscope d’images douloureuses, dont il ne se relèverait qu’au moment de partir au travail, refermant derrière lui la porte sur ses souvenirs.

Ensuite, cela allait mieux, il descendait à pied les 8 étages de l’immeuble, allait chercher sa bicyclette, de marque Décathlon, souvenir de France, dans le local commun. De là, il se rendait directement à son travail.

Quand il arriva ce matin à proximité du chantier, la circulation était saturée. Des bus dont la taille paraissait disproportionnée, se pressaient en silence, cherchant à trouver un passage. Leurs roues énormes écrasaient l’asphalte à quelques centimètres seulement des piétons avançant sur le coté de la  rue. En dépassant les véhicules, Jean entendit les notes de ce qui lui parût une fanfare. Des tambours et des cuivres psalmodiant des rythmes lourds. Jean vît un groupe de personnes en blanc qui suivait un corbillard. Au centre du cortège, une jeune femme pleurait. D’autres, les mains appliquées contre l’arrière du véhicule, faisaient comme si elles le poussaient. Dépassant le corbillard, Jean vit encore la fanfare et, devant elle, un camion de chantier. Le responsable de l’entreprise sera mort pensa-t-il, ou bien s’agit-il d’un ouvrier qui aura été victime d’un accident de travail?  Il y en avait tant ! C’était ce mois-ci le troisième cortège funèbre qu’il croisait en allant au travail. Lui même était intransigeant sur la sécurité. Pas question que quiconque dans son équipe perde la vie pour un putain de chantier. Mais il voyait autour de lui tant de choses aberrantes. Ces échaffaudages de bambous liés ensemble par des bracelets de nylon, les ouvriers casqués et bottés, mais rarement attachés, tenant à bout de bras de lourds outils qui pouvaient à tout moment les faire basculer dans le vide. Les horaires de travail et la châleur qui poussaient chacun jusqu’à l’épuisement. C’était vraiment le règne du fric. Rien ne comptait autant que la sacro sainte obsession de la productivité.

Jean sentit monter la colère. Une indignation aussi violente que soudaine, qui lui fit paradoxalement du bien. Rien ne valait une pareille injection d’adrénaline, fut-elle fugace, pour refaire surface parmi les vivants.

En arrivant sur le chantier de l’immeuble Gamma, Jean passa sans les voir devant les affiches sur la dengue et les conseils de sécurité. Il se dirigea vers la structure algeco qui faisait office de bureau. Il sourit à Benji qui en sortait, inséra son badge dans la pointeuse et alla prendre ses affaires dans le vestiaire.

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