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Funan – Le combat d'une mère au Cambodge, en avril 1975

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@Emmanuel-Pierre Hébé
Écrit par Emmanuel-Pierre Hébé
Publié le 19 novembre 2018, mis à jour le 18 février 2021

Denis Do est un réalisateur doué ! Son premier film, Funan, a été encensé par la critique et a reçu le prix du Cristal du long métrage au festival d’Annecy 2018, la plus haute distinction. Rencontre avec un passionné de passage à Singapour dans le cadre du French Film Festival.

 

Votre film raconte le combat d'une mère pour retrouver son fils de 4 ans, arraché aux siens lorsque les Khmers rouges envahissent Phnom Penh en avril 1975. Il est inspiré de l'histoire vécue par votre mère et votre frère. Pourquoi avez-vous voulu faire ce film ?

Denis Do : Je crois que c’est l’histoire qui, pour moi, avait besoin d’être racontée car j’ai grandi avec. Ces événements faisaient partie des discussions quotidiennes avec ma mère, au point que cela en devenait banal. Mon père m’a emmené au Cambodge, en 1995, pour que je découvre son pays, que j’en tombe amoureux. Mais cela n’a pas marché du tout. Je me souviens, au marché central de Phnom Penh, il y avait un enfant, sans bras ni jambes, qui faisait la manche. Je n’étais qu’un gamin de Paris, d’une dizaine d’années, je ne savais pas que ce genre de chose pouvait exister ! Mais ce qui m’a le plus choqué, c’est que le gamin n’avait pas l’air triste. Cela m’a traumatisé ! Du coup, je me suis plutôt tourné vers mes racines chinoises.

Nous sommes retournés au Cambodge deux ans plus tard. Un soir, c’était début juillet, ma mère est rentrée paniquée à la maison. Je l’ai entendu dire « Ce n’est pas possible, je ne veux pas que mes gosses revivent la même chose ».  Elle nous a mis dans la voiture, et nous sommes partis au Vietnam. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Quand je suis rentré en France, j’ai farfouillé un petit peu dans les journaux, et j’ai compris qu’il y avait eu une espèce de coup d’État. Ma mère a dû voir des soldats et des chars d’assauts dans les rues. Tout cela a dû lui rappeler 1975. C’est là que j’ai commencé à faire des recherches sur les Khmers rouges pour comprendre cet événement qui est arrivé un jour, en plein milieu de mon histoire familiale. Cela peut sembler idiot, mais c’est en regardant des photos de Pol Pot que j’ai réalisé que des humains étaient à l’origine de ces événements. Quand ma mère les évoquait, elle me parlait des hommes en noir. Je m’imaginais des personnages tout en noir, complètement déshumanisés. C’est en voyant les photos que j’ai eu cette envie de retranscrire cette espèce d’héritage au sein du parcours familial.

 

Comment êtes-vous passé de l’envie de raconter cette histoire à un projet concret de film ?

Denis Do : Lorsque je faisais mes études, un camarade de classe m’a dit que je devais en faire un film. Depuis ce moment-là, c’est devenu une lubie. La question de la difficulté ne s’est jamais posée, j’avais confiance dans le fait que le film pourrait voir le jour. Après mes études, j’ai demandé à ma mère de me raconter l’intégralité de l’histoire, en respectant la chronologie. Evidemment, cela n’a pas marché. Du coup, nous avons fait un voyage au Cambodge, au cours duquel nous avons essayé de retracer son parcours et de retrouver quelques personnes, des amis qu’elle n’avait pas revus depuis 30 ans. J’ai toujours eu l’impression que ma mère me parlait de ces événements très facilement, mais ce jour-là, je me suis rendu compte qu’elle me cachait des choses. Pourquoi ? Parce que pendant l’entretien avec ses amis tout le monde était très ému. Certains d’entre eux pleuraient. Seule ma mère gardait le sourire. J’ai pris conscience que ce sourire était un masque ; masque que je n’ai jamais pu percer. Mais, grâce à cet entretien, j’ai eu toute la chronologie dont j’avais besoin.

De retour en France, j’ai rencontré Magali Pouzol, la co-scénariste avec laquelle j’ai choisi de travailler, car j’avais besoin d’un point de vue féminin sur le film. Je crois que j’avais peur de rentrer dans les clichés, de construire un personnage féminin sous un prisme masculin. Je lui ai demandé aussi de ne pas se renseigner sur le Cambodge, ni sur les Khmers rouges. J’avais besoin de sa présence extérieure pour garder une certaine cohérence globale. Je ne voulais pas faire un film historique avec la prétention de raconter l’histoire des Khmers rouges, je ne suis pas historien. Je souhaitais plutôt réaliser un film à échelle humaine, très intime, pas nécessairement violent, parce que le sujet en soi est déjà relativement dur. Il était inutile de revenir sur les exactions qui ont été commises. Je ne voulais pas faire un film impressionnant, bien que ce soit ce qui m’avait le plus marqué dans les témoignages et les livres autobiographiques.

 

 

Justement, il y a plusieurs autres films qui existent sur cette période de l'histoire du Cambodge, La Déchirure de Rolland Joffé ou D’abord, ils ont tué mon père d’Angelina Jolie, sorti l’année dernière. Les avez-vous vus ? Qu’en avez-vous pensé ?

Denis Do : La Déchirure, je l’ai vu très petit avec mon père. Il me l’a montré pour que je comprenne la réalité du régime Khmer rouge. J’ai beaucoup aimé, mais je trouvais qu’il manquait quelque chose. Ce qui m’intéressait, c’était les camps ; j’avais besoin de voir à quoi ils ressemblaient car j’avais été nourri de ces histoires-là. Et ce film m’a un peu frustré sur cet aspect. Si La Déchirure avait montré la vie dans les camps, je n’aurais peut-être pas fait mon film. Dans Funan, j’assouvis cette frustration. J’avais besoin moi-même de prendre en main les camps, de m’y rendre d’une certaine façon. Le film d’Angelina Jolie est arrivé bien plus tard, mon projet était déjà quasiment terminé. L’approche est linéaire comme dans Funan, mais le film m’a moins marqué pour le coup. J’ai préféré le livre.

 

Funan
À une époque où les dessins animés sont générés par ordinateur, où les films sortent en 3D, vous avez pris le contrepied de la modernité, et choisi l'approche plus traditionnelle d'un dessin en 2D, fait à la main. Pourquoi ce choix ?

Denis Do : Je ne suis pas le seul, il y a encore plein de gens qui font de la 2D en France ! Mais sinon, à la base je ne fais pas de 3D. Je me rappelle à l’école des Gobelins, je séchais ces cours. Il y a, dans le dessin, une forme d’appropriation, un rapport charnel avec ce que l’on fait. Je ne ressens pas du tout cela avec la 3D. Je n’en voulais pas, parce que la bonne 3D, c’est dur à réaliser et c’est très cher, et la narration du film n’en avait pas besoin. Comme Funan n’avait pas besoin de la bonne 3D, elle n’avait pas non plus besoin de la mauvaise 3D ! Je pense que les petits accidents de la 2D participent à faire de la 2D ce qu’elle est, ce qu’elle dégage. Ce n’est pas la même poésie, la même émotion qui se dégage d’une image en 2D. En 3D, on a souvent cette tendance à trouver une sorte de réalisme graphique qui n’arrive pas de toute façon.

Le côté pictural de la 2D était salvateur pour le film, dans sa narration et dans ses ambiances. Je ne souhaitais pas exacerber le côté impressionnant des événements. Les mouvements de caméra sont sobres, les plans fixes permettent de voir comment sont composées les scènes. Je crois que la 2D s’y prête parfaitement. Et puis, il y a un côté peinture dans les décors que nous n’avons pas forcément dans un film en 3D. Cela reste plus proche de la poésie.

 

Funan a un casting de premier plan, avec les voix de Bérénice Béjo et de Louis Garrel. Comment vous avez choisi ces acteurs ? A-t-il été facile de les convaincre de rejoindre votre projet ?

Denis Do : Bizarrement, oui. En tant qu’animateur, on se moque un peu d’avoir des têtes d’affiche, des stars… La plupart des producteurs pensent que les têtes d’affiche permettent de faire des entrées, de faire venir des partenaires… et donc, d’avoir plus d’argent pour le projet. Je ne suis pas du tout certain de ça. Pour moi, c’est le film en soi et ce qu’il raconte qui fait venir des partenaires, puis le public. En l’occurrence, Funan n’est pas un film qui peut attirer des partenaires. Il ne s’agit pas d’une histoire adaptée d’un bouquin ou d’une bande dessinée à succès, c’est un premier film et un film d’animation, qualifié « adulte ». Il regroupe donc tous les ingrédients compliquant les financements ! Mon producteur a été très pédagogue et m’a expliqué les rouages du système.

J’ai fini par accepter des têtes d’affiche, à la condition que ce ne soit pas n’importe qui. Car le panel est très large en France ! Moi, je voulais des comédiens avec de l’expérience pour travailler sur des films d’auteur, des films forts avec une patte, une signature. Et forcément, ces exigences ont restreint les possibilités. Mon choix s’est vite arrêté sur Bérénice Bejo pour interpréter Chou. Je venais de voir Le passé de Asghar Farhadi où je l’avais trouvée géniale. Notre premier rendez-vous a été très intéressant parce qu’on évoquait déjà l’artistique. J’ai compris que ce qui l’intéresserait aussi, c’était de pouvoir créer. Car les doubleurs peuvent aussi créer des choses dans le film, ils ne sont pas là que pour doubler. C’est à la fin qu’ils doublent pour rattraper des choses ; au début, la voix que les comédiens posent va influer sur l’animation. Et Louis et Bérénice ont beaucoup apporté au film.

Ensuite, il a fallu que je trouve un personnage masculin et, là, je n’avais aucune idée. J’ai donc demandé à Bérénice avec qui elle aimerait jouer. Quelques noms ont circulé et le choix s’est très vite arrêté sur Louis Garrel, parce que sa voix a quelque chose. Elle est empreinte d’air, de vent, de souffle. Et j’en avais besoin pour ce personnage. Lors du doublage, je lui ai demandé de ne pas forcément très bien prononcer toutes les phrases. Il était inutile que toutes les syllabes soient parfaitement propres, parce que les intentions ressenties étaient plus importantes que les mots compris. Et il est très fort pour ça, Louis, il sait vraiment impulser des choses.

 

Funan est aussi le nom donné à un ancien royaume, probablement situé au Cambodge, il y a un millier d’années. Pourquoi avoir choisi ce titre pour votre film ?

Denis Do : Ce royaume a été admis comme l’un, si ce n’est le premier, des empires cambodgiens. Pour moi, cela symbolisait un peu le départ de la civilisation khmer. À titre personnel, je trouvais intéressant de confronter le début et le probable effondrement de cette civilisation dans le contenu du film. C’est complètement personnel. Je ne voulais pas d’un titre d’animation comme on en voit souvent. Je voulais un titre très court, avec deux syllabes, facile à retenir. Et puis en occident, Funan ça sonne asiatique.

 

Quel regard portez-vous sur le Cambodge aujourd’hui ?

Denis Do : Je n’ai pas un regard si précis que ça sur le Cambodge. Lorsque j’y vais, je me pose comme un touriste. Même si je vais voir ma famille, si je mange avec elle et si je vis avec elle, je ne pense pas vivre comme un Cambodgien. J’ai nécessairement le regard d’un occidental. Mais il se passe des choses là-bas. La jeunesse cambodgienne est de plus en plus critique à l’égard du gouvernement qui prend, quand même, ses racines dans des choses pas très nettes. Les jeunes partagent de plus en plus sur Facebook. Les prémices d’un mouvement révolutionnaire sont probablement en train de se dessiner. Cela m’effraie car les révolutions ne se passent jamais bien. À côté de cela, j’ai par exemple des gens dans ma famille qui ont mon âge, qui vivent à Phnom Penh, et quand je parle politique avec eux, ils sont dans l’abandon. Ils sont plus dans la quête d’un confort matériel. Je crois que c’est une forme de politique de l’autruche. Mais c’est très dur de se positionner, parce que si on est contre, c’est dangereux, et si on ne l’est pas, on est forcément résigné. Je n’ai pas la vie des Cambodgiens. Je refuse d’avoir la position de l’occidental qui se met à commenter la vie des gens là-bas.

 

Quels sont vos prochains projets ?

Denis Do : J’ai des choses en tête. Dans la mémoire cambodgienne, il n’y a pas que les Khmers rouges, il y a autre chose. C’est cette autre chose qui m’intéresse et que je vais traiter mais peut-être dans le monde contemporain, mais c’est super secret (rires) ! Je ne veux plus aborder les Khmers rouges parce que je n’en ressens plus le besoin. Je ne veux pas continuer à alimenter l’image des Khmers rouges, associée au pays. Le Cambodge d’aujourd’hui mérite mieux que cela.

 

Emmanuel-Pierre Hébé
Publié le 19 novembre 2018, mis à jour le 18 février 2021

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