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Entretien : quelles leçons tirer de ce premier tour des présidentielles en Turquie ?

À la veille du second tour des élections présidentielles, les interrogations sont grandes. Le Président sortant, Recep Tayyip Erdoğan, est arrivé en tête des présidentielles dimanche 14 mai mais n’a pas réussi à obtenir les 50% des voix nécessaires pour l’emporter dès le premier tour. Cependant, ce dernier a réussi à déjouer la plupart des sondages, qui donnaient son rival, Kemal Kılıçdaroğlu plus proche de la victoire. Pour mieux comprendre ces résultats, Lepetitjournal.com d’Istanbul est allé à la rencontre de Samim Akgönül. Historien et politologue, il dirige le Département d’Études turques de l'Université de Strasbourg, et est notamment intervenu lors de la soirée électorale du premier tour sur France 24.

Photo SamimPhoto Samim
Samim Akgönül
Écrit par Pauline Sorain
Publié le 23 mai 2023, mis à jour le 30 novembre 2023

Lepetitjournal.com d’Istanbul : Avez-vous été surpris par les résultats du premier tour ? Comment pourriez-vous expliquer cette erreur de pronostic, alors que la plupart des sondages donnaient Kemal Kılıçdaroğlu gagnant, ou plus proche de la victoire en cas de deuxième tour ?

Samim Akgönül : J'aimerais diviser votre question en deux. Premièrement, non, je ne suis absolument pas surpris. Je déteste ceux qui disent "je vous l'avais dit", mais... je vous l'avais dit et répété ! La logique d'une élection à deux tours réside dans la multiplicité des candidats au premier tour (on choisit), avec seulement deux candidats au deuxième tour (on élimine). Autrement dit, l'électeur vote pour le candidat le plus proche de sa vision au premier tour et contre le candidat le plus éloigné au deuxième tour. Malheureusement, en Turquie, l'obsession "d'en finir au premier tour" et le concept de "candidat commun" ont fait qu'il n'y a eu que 4 candidatures au premier tour, dont une a été écartée. Ainsi, les réserves de voix au deuxième tour sont minimes.

Le jeu est encore ouvert pour le 28 mai et chacun doit absolument voter

Ceci étant dit, et c'est la réponse à la deuxième partie de votre question, au deuxième tour, les dés sont relancés et tout est possible. Par exemple, ne peut-on pas imaginer une baisse de participation de la coalition entre l'extrême droite nationaliste et l'extrême droite islamiste, car l'électeur est assuré de la victoire ou frustré par cette concentration du pouvoir ? On ne le sait pas. Donc, le jeu est encore ouvert pour le 28 mai et chacun doit absolument voter. L'électeur de la coalition d'opposition est plus individualisé et a donc tendance à négliger le vote pour des raisons personnelles ou de confort ; au 2ème tour, il peut y avoir une prise de conscience. Pour toutes ces raisons, le deuxième tour garde encore son suspense jusqu'au lendemain du 28 mai.

Ces mondes se côtoient, interagissent, mais restent imperméables dans leurs choix politiques et sociétaux

Que manquait-il à l’opposition pour atteindre cette victoire ? La Turquie est-elle prête à s’ouvrir aux changements voulus par Kemal Kılıçdaroğlu ? L’opposition formait-elle un ensemble suffisamment cohérent ?

La société turque est traversée par des lignes de fracture profondes à tel point qu'il est impossible de dire si la Turquie est prête ou non pour telle ou telle chose. Notamment, les trois divisions entre Turcs et Kurdes, sunnites et alévis, et religieux et séculiers font que les attentes des différents segments de la société sont parfois diamétralement opposées. Les lecteurs de ces lignes, s'ils sont des Français qui vivent en Turquie, sont témoins d'une vie plus occidentale qu'en Occident, mais sont conscients aussi que le quartier voisin mène une vie très différente. Ces mondes se côtoient, interagissent, mais restent imperméables dans leurs choix politiques et sociétaux. Par conséquent, le fait que Kemal Kılıçdaroğlu soit alévi est un non-sujet pour certains, alors que c'est déterminant pour d'autres. Le fait que l'opposition prône une démocratie plus collégiale est important pour les uns, mais c'est une catastrophe pour les autres, etc. C'est ce qui explique d'ailleurs le taux de participation élevé. Les ressortissants de Turquie votent non seulement pour élire leur champion, mais aussi par crainte que l'autre (l'ennemi) arrive au pouvoir.

Un alévi qui obtient 45 % des voix du suffrage universel est un exploit 

Le deuxième tour marque-t-il cependant l’affirmation d’une opposition, qui jusque-là, peinait à se rassembler ? Peut-elle considérer ces résultats comme une victoire ?

Oui, un alévi qui obtient 45 % des voix du suffrage universel est un exploit presque aussi grand qu'un Président américain catholique (JFK) ou... un Président français juif (jamais arrivé, celui qui s'en est rapproché le plus fut DSK). C'est la première grande réussite qui montre que presque la moitié de la population de Turquie veut dépasser les clivages traditionnels. Le deuxième exploit est de pouvoir monter et maintenir cette coalition de 6 partis, dont un centre droit (CHP), un issu de la scission de l'extrême droite nationaliste (IYIP), deux dissidents du parti au pouvoir (DEVA et Gelecek) et un issu de l'islam politique (Saadet). Les carpes et les lapins se sont mariés dans cet espoir d'alternance. Et enfin, le troisième exploit est de pouvoir convaincre les Kurdes et la gauche de ne pas présenter de candidat à la présidentielle et de soutenir indirectement Kemal Kılıçdaroğlu. Indéniablement, c'est un grand succès.

Ses partisans pensent que s'opposer à Erdoğan, c'est s'opposer à l'État turc déjà sacralisé

Ou alors, ce premier tour marque-t-il le triomphe de la figure nationaliste d’Erdoğan, qui incarne une forme de stabilité ? Malgré le contexte actuel, marqué par la crise économique, les mesures liberticides ou encore les conséquences des différents séismes, il peut être effectivement difficile de comprendre les résultats. Les questions identitaires valent-elles plus que les problématiques économiques que traverse le pays ?

Il y a trois raisons qui expliquent l'envie d'alternance. Tout d'abord, l'usure du pouvoir qui dure depuis plus de 20 ans, entaché par des accusations de corruption, de népotisme mais également de dérives autoritaires. Ensuite, la crise économique structurelle et l'appauvrissement général de la population. Et enfin, de manière plus conjoncturelle, le séisme qui a fait plus de 50 000 morts et des millions de déplacés.

Cependant, le Président sortant a très bien compris que les habitants de Turquie votaient encore avec leurs tripes, sur des questions identitaires. Ainsi, il a fustigé les "autres". Le slogan le plus efficace de cette campagne fut peut-être "ceux-là" ; ceux-là sont des terroristes, ceux-là sont des séparatistes, ceux-là sont des LGBT, etc. Et ce discours clivant a bien mieux fonctionné que le discours rassembleur et pacifique. De plus, le Président sortant a réussi à faire croire à deux phénomènes étranges. Premièrement, une fusion entre sa personne et l'État. Ses partisans pensent que s'opposer à Erdoğan, c'est s'opposer à l'État turc déjà sacralisé. Deuxièmement, il a réussi à faire croire qu'après 20 ans, quand il change de discours du jour au lendemain, il le fait par tactique, en ayant connaissance d'une réalité mystérieuse que le commun des mortels ne peut comprendre. Ainsi, quand il dit "blanc", ses partisans pensent que "blanc" est bien, et quand il dit "noir" le lendemain, ces mêmes partisans pensent qu'il poursuit un but caché. Dans ces conditions, les difficultés rationnelles (appauvrissement, corruption, séisme) s'effacent derrière les mystérieux intérêts de l'État.

La surprise réside dans la division entre plusieurs camps portant ce discours

Comment expliqueriez-vous cette montée de la rhétorique nationaliste ? Et avant tout de sa forte réception pour ces élections ? 

La rhétorique nationaliste est le dénominateur commun de la politique turque. Il n'y a aucune surprise à cet égard. La surprise réside dans la division entre plusieurs camps portant ce discours, ce qui démontre également l'ampleur du marché électoral. Si le nationalisme est une maladie infantile, comme le pensait Albert Einstein, on peut dire que la société turque en souffre depuis très longtemps. Cependant, là où Einstein a eu tort, c'est qu'au 21e siècle, même les "vieilles" nations sont également victimes de cette épidémie qui ravage le monde occidental. Le problème de l'opposition (en Turquie comme ailleurs) réside dans sa volonté de copier la même rhétorique nationaliste dans l'espoir de grignoter des pourcentages, au lieu de proposer son opposé, une alternative justifiant une alternance.

 

Propos recueillis par Pauline Sorain

 

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