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"Laiklik" : comprendre la notion de laïcité en Turquie

La Turquie est l'un des rares pays à majorité musulmane dans lequel l’Islam n’est pas religion d’État et qui a inscrit le principe de laïcité dans sa constitution (1937). À un mois de l’élection présidentielle, le sujet de la laïcité compte parmi les débats. Mais que recouvre la laïcité turque ? Est-elle comparable à la laïcité en France ?

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Écrit par Pauline Sorain
Publié le 18 avril 2023, mis à jour le 26 mars 2024

La laïcité a une définition toute particulière en Turquie. Dans la Constitution turque, parmi les principes républicains, se trouve le mot laiklik (article 2 : "La Turquie est un État de droit démocratique, laïc et social"). De nombreux intellectuels ottomans de la fin du XIXème siècle, ayant participé à la construction de la nouvelle République de Turquie, ont été influencés par des penseurs français, notamment Émile Durkheim, sociologue des religions. Le mot utilisé, laiklik, est d'ailleurs inspiré du français. Pour autant, la notion de laïcité turque est totalement différente de la notion de laïcité française.

La laïcité : un concept au cœur de la construction de la République turque

Dans les débuts de la République, marqués par une "turquisation" à marche forcée, le principe de laïcité occupe une place centrale et s'est concrétisé par l’abolition du califat, la suppression de l’éducation religieuse et l’interdiction des confréries. Si Mustafa Kemal Atatürk, dans sa volonté de moderniser le pays sur un modèle occidental, a cherché à lutter contre une emprise, selon lui, trop marquée de la religion dans le domaine public, il n’a aucunement cherché à éradiquer l’Islam de la société.

Aussi, la Cour constitutionnelle turque à l'occasion de la révision constitutionnelle de 1937 définit la laïcité comme « une forme de vie civilisée, qui constitue le fondement de la liberté et de la démocratie, de l’indépendance, de la souveraineté nationale et de l’idéal humaniste, qui a permis de surmonter les dogmes moyenâgeux au profit du primat de la raison et d’une science éclairée ».

Toutefois, et c’est là toute l’originalité du modèle turc de laïcité, la Turquie ne peut pas faire sans l’Islam, qui est une composante essentielle de l’identité turque. Également, Cemal Karakaş, chercheur et analyste politique, nous rappelle que l’Islam n’est pas seulement une religion de la sphère privée, mais également de la sphère publique selon le dogme "l’Islam est religion et État" (al-islam din wa daula). Il apparaît donc difficile de les séparer complètement. C’est pourquoi la Cour constitutionnelle turque s’est à la fois adaptée au caractère propre de l’Islam mais aussi à l’évolution du pays. 

Aussi, la laïcité turque se définit par :

  • une absence de religion officielle de l’État : l’Islam n’influe pas sur les affaires de l’Etat,
  • une protection constitutionnelle des religions et l’interdiction de toute discrimination entre les individus en raison de leurs croyances et de leur religion,
  • une subordination des autorités religieuses à l’État par un droit de regard et en incluant le système religieux à l’Etat.

Ce dernier point fait toute la différence avec la notion française de laïcité. En effet, en France, la loi de 1905 a introduit une claire séparation entre d'une part l'Église et d'autre part la vie politique et les institutions.

La laïcité turque, quant à elle, n’implique pas la neutralité de l’État et se traduit par le contrôle de la religion par les autorités publiques. Cela depuis le début de la République en 1923. Elle comprend un contrôle politique de la religion par l’intermédiaire de la Présidence des affaires religieuses (Diyanet). Cette Diyanet, instance unique dans le monde musulman, est placée sous l'autorité directe du Président de la République turque depuis la présidentialisation du régime en 2017. Avec quelque 140 000 fonctionnaires et 1,2 milliard d'euros de budget (l’un des plus importants budgets du gouvernement, en constante augmentation), elle s'occupe notamment de la gestion des imams qui sont salariés par l'État, prépare le sermon prononcé dans les mosquées le vendredi et assure la diffusion de l'islam turc à travers le monde.

La laïcité turque : un concept vivant et évolutif

Dès l'origine, la Diyanet est avant tout un outil au service du renforcement de l’État turc. Ce rôle s'est confirmé dans le temps. Ainsi après le coup d’État militaire de 1980, la Diyanet est considérablement renforcée en moyens financiers et en personnel. Parallèlement, la Constitution de 1982 rend l’enseignement de l’Islam sunnite obligatoire dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire. À l’époque, cet apprentissage est vu comme un moyen de lutter contre le développement des idées communistes. 

Depuis, la religion continue à être au cœur des débats politiques.

Didier Billion (spécialiste de la Turquie, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques, auteur de "La Turquie, un partenaire incontournable" aux éditions Eyrolles), s’inscrit cependant en faux contre l’idée de réislamisation de la société turque véhiculée par les médias*, car selon lui, encore une fois, la société n’a jamais été laïque au sens du modèle français. Si Mustafa Kemal Atatürk s’est opposé à l'organisation de la religion préexistante à la République turque, il n’a jamais eu de discours contre la religion en tant que telle.

D. Billion reconnaît toutefois que la religion prend un nouveau poids en Turquie, sous forme de revivalisme religieux mais qui, dit-il, s’observe également dans d’autres pays. Il est cependant difficile de ne pas constater un renforcement de l'utilisation des référents identitaires religieux dans le discours public. C'est d'ailleurs sur ce point précis que s'observe une évolution du concept de laïcité en Turquie.

Il existe indéniablement une volonté de renforcer un cadre moral à connotation religieuse au sein de l’espace public. Cependant, aucun changement juridique n'est intervenu dans l'organisation des rapports entre la sphère publique et la sphère religieuse. Aucune volonté d’instaurer la charia (loi canonique islamique régissant la vie religieuse, politique, sociale et individuelle,) n'a été exprimée contrairement à la situation qui prévaut largement dans le monde arabe. Pour Didier Billion, à la différence de Jean François Colosimo (historien des religions, auteur de "Le sabre et le turban – Jusqu’où ira la Turquie ?" aux éditions du Cerf) qui considère que le président Erdoğan a islamisé la nation**, la laïcité en tant que telle, comme principe d’organisation juridique de la société, n’est pas remise en cause aujourd’hui.

 

Il convient cependant de souligner que la question reste bien vivante. En effet, le facteur religieux est un véritable marqueur de société et nourrit des débats qui resurgissent particulièrement à l'occasion de la campagne électorale.

Ainsi en octobre dernier, Kemal Kılıçdaroğlu, principal candidat d’opposition aux élections présidentielles du 14 mai prochain a appelé à lâcher du lest sur le port du voile. Kemal Kılıçdaroğlu a ainsi déclaré "Nous avons fait des erreurs dans le passé à propos du voile... Il est temps de laisser derrière nous cette question". Argument politique ou non, ces déclarations d’un kémaliste laïciste montrent bien que les débats en matière de laïcité évoluent.

En effet, il y a presque 100 ans maintenant, M.K Atatürk interdisait le port du voile, dans la fonction publique, les hôpitaux ou encore les universités. Un changement qui est apparu assez brutal dans un pays musulman. C’est l’AKP du président Erdoğan qui a progressivement levé ces différents interdits. Ce dernier a par ailleurs répondu aux déclarations de K. Kılıçdaroğlu en proposant un référendum visant à inscrire la question du voile dans la Constitution.

Cette actualité montre que l'islam est plus que jamais au centre du débat et demeure un marqueur identitaire de la Turquie. Toutefois sa place au sein de la société génère des prises de positions parfois très antagonistes et le sujet de la sécularisation ou de la désécularisation demeure d’actualité. Il est vraisemblable que les rapports entre État et religion en Turquie évolueront encore avec en toile de fond l'affirmation du principe de laïcité dans la Constitution turque. En effet, selon Jean Marcou (Professeur des Universités à l'IEP de Grenoble, spécialiste de la Turquie) la situation actuelle semble être "une nouvelle étape dans l’évolution des rapports entre État et religion en Turquie depuis l’Empire ottoman".

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(*) BILLION Didier, La Turquie, un partenaire incontournable, pages 69-78, Paris, Eyrolles, 2021

(**) COLISIMO Jean François, Le sabre et le turban – jusqu’où ira la Turquie ?, Paris, Éditions du Cerf, 2020

 

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