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Francophonie en Asie : de la langue plurielle à la pluralité des langues

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Écrit par Khady-Fall Diagne
Publié le 21 mars 2023, mis à jour le 25 mars 2024

Derrière le mot « francophonie », se cachent des réalités linguistiques disparates. Peut-on seulement comparer les situations linguistiques à Genève, Bruxelles, Montréal et à Bamako et Port-au-Prince ? Dans notre société contemporaine, où les populations qui ont la langue française en partage sont disséminées aux quatre coins du monde, où le nombre de francophones aujourd’hui estimé à plus de 320 millions et 700 millions en 2050, cette expression « parler français » renvoie-t-elle aux mêmes réalités ? 

 

Des auteurs ne s’y sont pas trompés. Julien Green souligne l’étrangeté de la langue maternelle souvent étrangère et pratiquée dans un cercle privé.  Tzvetan Todorov fait état d’une « menace de schizophrénie » dans ce voyage incessant entre deux territoires de langue. Kateb Yacine parle du français comme d’un « butin de guerre », du bien d’autrui dont il faut se saisir, parfois par la violence. En effet, force est de constater que “prendre langue” n’est pas une entreprise aisée, “parler français” pour un non francophone draine des problématiques complexes. La pluralité (socio)linguistique, les stratégies d’appropriation culturelle soulignent des rapports de tension, oscillant entre passion, adoption et rejet. 

Aussi, à l’heure où la communauté francophone est invitée au banquet de la langue à travers de nombreuses manifestations sur tous les continents, il nous a semblé intéressant de sonder la représentation de la langue française à travers ces questionnements. Dans le contexte dynamique et en pleine expansion  de l’Asie, à la fois hub capitaliste et passerelle de cultures et de langues, la Francophonie est-elle aussi prégnante, à l’instar des autres pays francophones? Quel lien peut-elle entretenir avec le plurilinguisme asiatique ? Comment s’inscrit-elle au cœur de cette myriade de langues? 

 

La francophonie, entre diversité culturelle et rayonnement du patchwork bleu 

En mars, le monde entier célèbre cette langue ardente, qui, par son patchwork bleu tisse des toiles et unit plus de 321 millions de locuteurs francophones, dont 255 millions qui la pratiquent au quotidien. Héritage d’une politique coloniale, l’Afrique abrite 60% des locuteurs francophones, contre 42% en Europe. De même, on peut dénombrer aujourd’hui près de 144 millions d’apprenants du ou en français, parmi lesquels 93 millions sont scolarisés en français et 51 millions pratiquent la langue française comme langue étrangère. 

Dans la plupart de ces pays, la langue française est choisie au côté d’autres langues comme deuxième langue officielle tierce ou lingua franca et entre ainsi en contact ou en concurrence avec une myriade de langues locales, maternelles. Aussi, par cette diversité linguistique, le français a pris les colorations chantantes et accents chaleureux des langues vernaculaires comme le chti dans le Nord de la France, le chiak en Acadie ou des langues véhiculaires comme le créole aux Antilles ou le pidgin, le lingala, le wolof, le dioula en Afrique. De cette situation résultent des conflits linguistiques très protéiformes qui vont de la diglossie au bilinguisme en passant par le multilinguisme ou le plurilinguisme. 

 

Plurilinguisme en Asie : une cartographie linguistique tentaculaire  

L’ouverture à l’international par une croissance technique et capitaliste a eu comme conséquence l’essor d’un plurilinguisme asiatique, marque d’une géopolitique complexe. Tout comme dans les pays francophones, conséquence de l’histoire coloniale, l’anglais est devenu l’une des langues officielles dans la majorité des pays asiatiques. En Inde par exemple, l’anglais côtoie 21 autres langues officielles comme l’hindi, le bengali, le marathi ou le tamoul.  Le mandarin quant à lui, en passe de devenir une langue commune, est parlé par plus d’un milliard de personnes, en Chine, à Singapour, à Taïwan, en Malaisie. 

A cette spécificité du plurilinguisme asiatique, s’ajoute une cartographie faite de ramifications complexes engendrées par des conflits d’influence, de contact, de domination, de préservation de traditions linguistiques. La volatilité, l’instabilité de certains répertoires linguistiques non figés a favorisé l’émergence d’une créolisation de langues asiatiques, donnant naissance à de nouvelles langues hybrides, métissées comme le conglish en Corée, le singlish à Singapour ou encore le taglish aux Philippines. 

 

La langue française est-elle toujours présente en Asie ? 

Face à cette kyrielle de langues, l’audibilité et la visibilité de la langue française semblent fluctuantes. En effet, si du fait d’un passé colonial souvent tourmenté, la langue française a été développée pour le bon fonctionnement de l’administration locale dans des pays comme le Cambodge, à partir des années 1970 et selon les régions, elle a connu une postérité inégale, allant de l’interdiction pure et simple à la valorisation par élitisme.  

La problématique linguistique en Asie placée sous le sceau du multilinguisme ou plurilinguisme, semble en apparence ne pas intégrer la langue française qui n’est parlée que par 1% de la population. En effet, seuls quelques états sont membres de la Francophonie : le Laos, le Vietnam, le Vanuatu, (membres de plein droit), la Nouvelle – Calédonie (membre associé), la Thaïlande ou la Corée du Sud (membres observateurs). Ces chiffres mettent en exergue la relation lointaine à la langue française aussi bien géographiquement, culturellement qu’idéologiquement ; les systèmes linguistiques et modes de pensée étant foncièrement différents. 

Pourtant, malgré ce faible pourcentage de locuteurs francophones, la présence de la langue française en Asie a de solides ancrages.  A la faveur des politiques éducatives des gouvernements asiatiques qui ont beaucoup influé sur le processus de construction d’une culture linguistique, le français bénéficie d’une promotion encouragée par une volonté de diversité culturelle et une demande sociale.  Depuis les années 2000, de nombreux pays asiatiques proposent dans les curricula scolaires l’apprentissage de deux langues vivantes européennes : le français et l’anglais. 

Par ailleurs, d’autres raisons à la fois sociologiques et géographiques inscrivent le français dans la cartographie multilingue. Dans la région pacifique où le français est une langue véhiculaire aux côtés de langues vernaculaires, la dynamique francophone est réelle. Dans la région Asie-Océanie, l’enseignement se fait exclusivement en français notamment en Nouvelle - Calédonie ou au Vanuatu.  

Cependant, le paradoxe le plus frappant réside dans la disparité entre la faible audibilité de la langue française sur le territoire asiatique et l’effectif important d’élèves scolarisés en langue française. Du fait de la présence de milliers d’expatriés francophones en Asie Pacifique, les établissements français à l’étranger proposent un enseignement en langue française. C’est la raison pour laquelle, le réseau de l’enseignement du français à l’étranger comptabilise près de 6% de son effectif mondial en Asie, avec notamment plus de 21000 élèves scolarisés en français dans 48 établissements et dont les chiffres les plus importants sont à Singapour, au Vietnam, en Australie. 

Le public inscrit n’étant pas uniquement francophone, cette réalité occasionne des problématiques liées à l’appropriation d’une ou des langues en contact ou pratiquées au quotidien. 

 

Stratégies de pratiques : entre bilinguisme et translinguisme 

Face à ces disparités linguistiques, les stratégies alternées ou corolaires se mettent en place. Les apprenants, qu’ils soient francophones ou non francophones, scolarisés en français, utilisent dans leurs pratiques quotidiennes l’anglais et /ou d’autres langues locales comme langue de communication. Ces situations collectives ont une incidence sur les profils très variés des locuteurs du français. 

Pour les allophones, locuteurs non francophones, résidant temporairement sur un territoire donné, la langue première est autre que la ou les langues officielles et le français langue de scolarisation. C’est notamment le cas des expatriés germanophones, néerlandophones ou arabophones. 

Quant à l’appellation néo francophone, elle désigne les locaux non francophones pratiquant une ou plusieurs langues asiatiques (mandarin, lao, hindi, filipino, indonésien, vietnamien…) comme langue première, et qui, pour des raisons diverses, (promotion sociale, poursuite d’études), ont choisi le français comme langue de scolarisation. 

Enfin, on peut aussi souligner la disparité au sein des locuteurs francophones, selon qu’ils sont nés, ont toujours vécu hors de France, sont récemment installés sur un territoire. Il en résulte une maitrise très variable de la langue française avec souvent, un taux d’exposition très inégal : la langue pouvant être ou pas du tout l’objet d’une pratique quotidienne dans le cercle familial. 

De cette diversité de profils découlent des stratégies et situations collectives de pratiques qui rendent compte de la complexité linguistique sur un même territoire 

Le multilinguisme est le reflet de la coprésence de plusieurs langues sur un même territoire. Cependant, les locuteurs peuvent ne pas être bilingues ou trilingues. Ainsi, un jeune scolarisé en français peut alterner l’anglais et une langue locale comme le mandarin. Cependant, à cela peut s’ajouter une problématique supplémentaire : les parents peuvent ne pas être locuteurs de la deuxième langue parlée par l’enfant. C’est le cas des familles chinoises ou lao. 

D’autres pratiquent une parfaite diglossie. La plupart des pays asiatiques, par résistance ou souci de préservation des traditions linguistiques, ont vu l’émergence de deux variétés d’une même langue sur un territoire. Par exemple, les langues hybrides asiatiques, le taglish, le singlish, le conglish, ne sont qu’un amalgame fait de greffons de la langue véhiculaire maternelle dominante et de la langue anglaise.  

Enfin, il convient de souligner ceux pour lesquels la négociation entre les deux langues pratiquées ne s’est pas faite dans un conflit intérieur et qui pratiquent le bilinguisme, autrement dit une maitrise parfaite et équilibrée, avec une capacité à naviguer d’une langue à l’autre, selon les contextes.  

Face à ces situations, par instinct ou de manière spontanée, les locuteurs confrontés à un conflit linguistique développent des stratégies de manipulations et d'accommodations.

Si certains pratiquent l’alternance codique (mélange des langues ou code switching) déviant les difficultés de maitrise par des emprunts de codes linguistiques d’une langue à une autre, d’autres face à l’angoisse d’une forme d’étrangeté, choisissent le monolinguisme et sacrifient la pratique d’une langue, souvent la langue maternelle, pour rompre ce dilemme schizophrène permanent d’un choix impossible. 

D’autres enfin, s’inscrivent dans un translinguisme, une sorte de fusion ou d’équilibre entre deux langues, qui par complémentarité, fédérant dans leur usage quotidien les spécificités propres à chaque idiome. 

On l’aura compris, la Francophonie, par ses interactions linguistiques et sociales dans un contexte plurilingue asiatique, invite à un renouvellement des codes d’une langue sans cesse en mouvement, en transition, en construction. La langue, vecteur extérieur des traversées, des passages, porte les marques d’une instabilité permanente inhérente à la mobilité des peuples. Et c’est là où se trouve l’expression de la vraie richesse culturelle d’une langue d’ouverture qui fait de l’Unique la passerelle vers le Divers. 

 

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