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Séisme en Turquie : l'inévitable questionnement du respect des normes de construction

Le terrible bilan des tremblements de terre qui ont touché la Turquie pose de nombreuses questions quant aux normes de construction et à leur respect. Face à cette catastrophe, qui, selon un bilan encore très provisoire a fait près de 50 000 morts, nombreux sont ceux qui s'interrogent sur les modalités d’application des règles de construction et sur leur régularisation. En effet, depuis le tremblement de terre d’Izmit de 1999, des mesures avaient été envisagées pour remédier à cette situation. Mais vingt ans plus tard, la mauvaise qualité des bâtiments apparaît avoir joué un rôle majeur dans le bilan humain. On peut être surpris de constater que le lundi 6 février, alors que la terre tremblait encore, le Parlement turc était saisi d’une nouvelle loi d’amnistie visant à régulariser des constructions hors normes... Les leçons du séisme de 1999 n’ont manifestement pas été tirées.

Résidence renaissance Antakya TurquieRésidence renaissance Antakya Turquie
vue sur la résidence Rönesans à Antakya (province du Hatay) suite aux séismes du 6 février 2023
Écrit par Pauline Sorain
Publié le 22 février 2023, mis à jour le 7 février 2024

Il n'est évidemment pas possible de généraliser de telles dérives à l'ensemble des constructions. Il semblerait par exemple, que la construction des logements sociaux (TOKI - Toplu Konut İdaresi Başkanlığı), directement contrôlés par l’État, aient fait l'objet de davantage de vigilance.

Reste que la pression économique du secteur de la construction qui contribue largement à la richesse nationale d'une part, et les immenses besoins sociaux d'une population en expansion d'autre part, peuvent expliquer un tel état de fait.

Aujourd'hui, dans un contexte exacerbé par le drame humain vécu par la population, la colère monte à l’égard des méthodes des promoteurs et des constructeurs, et des défaillances quant à leur respect par une partie de la classe politique.

En tout état de cause, une telle catastrophe sera certainement une incitation à faire un bilan du dispositif relatif à la gestion et la prévention des crises sismiques, et ce depuis plusieurs décennies. Selon Barış Atay Mengüllüoğlu, député du parti des travailleurs de Turquie, "Il faut faire attention à la tentation du bouc émissaire. Il s’agit d’un problème systémique, et la responsabilité pèse sur tout le monde, depuis le sommet de l’État jusqu’aux administrations intermédiaires qui ont autorisé ces constructions."

Des règles héritées du séisme de 1999 ignorées

De nombreux promoteurs immobiliers et constructeurs ont été mis en cause dans l’effondrement de milliers debâtiments pour ne pas avoir respecté les normes sismiques en vigueur en Turquie. Ces standards ont été adoptés après le séisme d’Izmit en 1999. Ce dernier, qui avait entraîné (officiellement) plus de 17 000 morts et l’effondrement de plusieurs milliers de bâtiments, avait en effet mis cette question au centre des débats.

Les nouvelles constructions devaient ainsi être réalisées dans le cadre légal de normes parasismiques afin de résister aux séismes. Visiblement, ces normes n’ont cependant pas toujours été respectées et les inspections ont été lacunaires.

Des matériaux non adaptés aux normes antisismiques

Malgré un cadre clair, de nombreuses constructions érigées après 1999 ne répondaient pas aux normes antisismiques. Édifiées avec des matériaux inadaptés, elles se sont révélées extrêmement fragiles.

L'utilisation quasi exclusive du béton pour les constructions a été mis en cause. C’est un matériau dont l’utilisation impose un respect exigeant des normes antisismiques, sous peine de provoquer d’énorme dégâts. Dans un pays où les promoteurs cherchent la rentabilité, la construction en béton est la meilleure option ; avec tous les risques que cela comporte. Les pays à fort risque sismique, comme le Japon et le Chili, ce dernier distingué par l'ONU, ont mis en œuvre des dispositifs innovants qui se sont traduits par des pertes humaines limitées à l'occasion des derniers grands séismes. Pour exemple, le séisme survenu le 27 février 2010 au Chili, de magnitude 8,8, a fait 525 morts et disparus.

L'échec de la taxe séisme 

Après le tremblement de terre de 1999, un impôt spécial avait été instauré, baptisé "taxe séisme" et reconduit voire complété jusqu’à ce jour. Le produit de cette taxe devait servir à améliorer la résistance sismique des habitations dans les zones particulièrement à risque ainsi qu’à développer les services d'urgence et la résilience du système de communication en cas de nouvelle secousse.

Ces taxes successives ont semble-t-il représenté des sommes non négligeables. Certaines sources font état de plusieurs milliards de dollars. Toutefois, il apparaît que les fonds collectés ont été principalement utilisés pour faire face aux conséquences de la crise économique et monétaire du début des années 2000. Par la suite ce sont des équipements, certes structurants, comme les infrastructures de transport, qui ont été financés sur ces fonds. Ceux-ci n'ont donc pas été utilisés comme cela avait été prévu à l'origine. Cela a d'ailleurs été reconnu par l'ex-ministre des Finances, Mehmet Şimşek.

Des promoteurs (müteahhit) mis en cause et interpellés

Les médias turcs ont annoncé l’arrestation d’une douzaine de responsables du secteur du bâtiment dans le sud du pays et d’autres interpellations (une centaine de mandats d’arrêts lancés) sont attendues. La machine judiciaire s’est mise en route et le ministère de la Justice a ordonné aux procureurs de dix provinces d’ouvrir des bureaux d’enquête sur les crimes liés aux tremblements de terre.

Mehmet Yaşar Coşkun, responsable de la construction de la résidence Rönesans (12 étages et 250 appartements, construite en 2013) à Antakya, commercialisée en vantant ses performances antisismiques et qui a été détruite lors du tremblement de terre, a été arrêté à l’aéroport d’Istanbul alors qu’il tentait de fuir vers le Monténégro.

Des années de laisser-faire entériné par des amnisties

Malgré de nouveaux séismes meurtriers en 2003, 2010, 2011 et 2020 au cours desquels les pouvoirs locaux et les différentes instances de régulation ont de nouveau été accusés, rien n'a vraiment changé. Les administrations locales sont chargées de délivrer les permis de construire, conformément à la loi sur la construction approuvée par le Parlement et les soupçons de pots-de-vin sont fréquemment évoqués. Parallèlement, des lois d’amnistie pour les logements non conformes ou construits sans permis se sont succédé depuis 1984, en général avant chaque période électorale.

Une nouvelle loi, adoptée en 2018, a permis la régularisation de constructions illégales moyennant une simple amende même lorsqu'elles ne respectaient pas les normes antisismiques (étages rajoutés, structures porteuses supprimées pour faires des magasins en rez-de-chaussée, etc.). Promoteurs et constructeurs se sont engouffrés dans cette brèche à l'origine destinée uniquement aux particuliers.

Des milliers d'amnisties ont ainsi été accordées à des constructions illégales ou ne respectant pas la réglementation avec, pour seule contrepartie, la perception de droits d'enregistrements.

Le gouvernement est de plus en plus critiqué pour cette amnistie élargie de 2018, pour laquelle il se félicitait notamment d'avoir, dans la province de Kahramanmaraş, "résolu le problème de 144 156 citoyens". Au total, plus de 7 millions de logements auraient ainsi été régularisés en application de la loi de 2018, en transférant la charge de la mise aux normes sur les propriétaires.

Pourtant, le président Erdoğan avait déclaré de façon lapidaire en 2013, à la date d’anniversaire du tremblement de terre du 17 août 1999 à Marmara : "Les bâtiments tuent, pas les tremblements de terre. Nous devons apprendre à vivre avec les tremblements de terre et prendre des mesures en conséquence".

 

 

Mehmet Karakoç, président de l'Ordre des avocats de la province d’Osmaniye, estime qu'aujourd'hui pour que tout soit aux normes sismiques, il faudrait démolir sept millions d'immeubles. La Banque mondiale, quant à elle, a subordonné son aide financière pour la reconstruction à la condition du respect absolu des normes antisismiques. La voie est donc claire. Le défi vertigineux sera de concilier cet impératif avec une reconstruction que les très nombreux sinistrés attendent.

Cependant, cet avenir s'élaborera certainement en parallèle de la recherche des responsabilités politiques et pénales autour de cette catastrophe humaine.

 

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Publié le 22 février 2023, mis à jour le 7 février 2024

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