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IMPRESSIONS DE MANILLE – Une vieille femme…

Écrit par Lepetitjournal.com aux Philippines
Publié le 23 février 2017, mis à jour le 17 février 2017

Cinquième et dernière chronique poétique au mall SM Bicutan avec les élèves de l'option "Littérature et société" du Lycée français de Manille. Une déambulation, comme un adieu, en compagnie d'une vieille femme?

Et de loin nous apercevons une vieille femme retirer de l'argent à un distributeur automatique bondé dans un centre commercial local. Son visage est déformé par le temps, creusé d'énormes rides ; ses lunettes pendent sur son nez crochu qui dévoile de petits yeux fatigués par les années. Ses habits couvrent ce qui autrefois avait sans doute été de jolies formes de jeune fille innocente, aujourd'hui disparues. Son dos courbé, bossu, vieilli, ne fait qu'accentuer notre dégoût naissant. Et c'est désespérément qu'elle essaye de retirer de l'argent de cette machine sous les regards menaçants des passants qui attendent avec impatience leur tour pour retourner à leurs occupations personnelles dans ce lieu si impersonnel. Sa démarche n'est sans doute ni la plus gracieuse ni la plus maladroite, pourtant elle retient notre regard. Ses fardeaux alourdissent ses pas et pèsent sur ses maigres épaules, y laissant de violentes marques rouges. Elle porte de petites chaussures basses, usées et tachées. Son pantalon, trop grand pour elle, tombe sur ses hanches. Son gilet couleur lilas lui donne un petit air enfantin et atténue sa lassitude. Elle a relevé en chignon ses cheveux grisâtres. Et puis, avec précautions, elle range soigneusement son portefeuille dans son sac, remonte ses lunettes sur son nez et continue son chemin?

Je pris une grande inspiration, et, plongée dans mes souvenirs, je me laissai guider par mes pieds vers les escaliers, mes yeux rivés sur mes chaussures offertes par ma petite-fille l'an dernier. Une nostalgie profonde m'inonda et mes pieds s'arrêtèrent, tout s'arrêté autour de moi. Le temps m'était compté. Un pressentiment m'envahit. J'avais l'impression de mourir. D'un seul coup, je sentis mes os rouillés et faibles. Mes pieds ne bougeaient plus : est-ce ainsi que la mort m'attendait ? Devais-je abandonner la course de ma vie ? me donner comme vaincue ? laisser ceux que j'aimais derrière moi comme si de rien n'était ?

Mais mes oreilles se débouchèrent et le temps soudain reprit son cours. Tous ces gens autour de moi revinrent à leurs occupations et mes pieds suivirent à nouveau leur chemin jusqu'aux escaliers. La descente fut pour moi des plus difficiles. Ma vieillesse me pesait et, à cet instant précis, je me souvins de mon ascension de l'Everest, de cette difficulté, de cette fatigue. Une fois arrivée en bas, je me dirigeai directement vers Mega Pixel, un magasin d'accessoires pour téléphones. Je n'avais besoin que de faire fonctionner le smartphone offert par une de mes filles il y a quelques mois et que j'avais depuis laissé trainer dans sa boîte au fond de mon armoire. Puisqu'elle me rendait visite pour les fêtes, j'avais pensé aller demander l'assistance d'un professionnel. Une fois à l'intérieur du magasin, je demandai de l'aide à un vendeur qui, malgré ses études et ses responsabilités, ne parvenait pas à comprendre ce que je cherchais : était-il si étrange de demander de l'aide pour faire fonctionner un téléphone ? Au bout d'un moment, désespéré et confus, le vendeur appela un de ses co-équipiers pour m'assister. Le deuxième, aussi incapable que le premier, ne comprenait pas ce que mon téléphone avait. N'étaient-ils pas censés savoir comme faire marcher l'outil qui assurait leurs revenus ? Je me demande parfois quelle est la formation des gens qui accèdent à certains emplois? Prise d'une impatience soudaine, je sentis mes muscles se contracter et une bouffée de chaleur m'envahir : mes jambes me faisaient mal à nouveau et mon corps, vieux et rouillé, devenait douloureux et se crispait sous ma peau.

Mais j'aperçus un jeune homme rentrer dans le magasin, qui ressemblait à s'y méprendre à un garçon de mon passé. Les images de mon adolescence surgirent soudain comme si je retrouvais un album photos de ma jeunesse laissé dans l'oubli. Mon premier amour, comment avais-je pu le laisser s'échapper de mon esprit ? Un frisson me parcourut et mon c?ur s'enflamma.

Je devais avoir seize ans à l'époque, j'habitais encore en Angleterre dans un petit village près de Brighton au sud de Londres. Ma mère et moi venions d'emménager dans une petite demeure près de la mer et c'est cet été que nous nous connûmes. J'étais perdue : il me prit au dépourvu et me guida. Nous passâmes un été formidable, des journées qui semblaient ne pas devoir finir, entre les baignades dans l'eau froide de la mer et les balades nocturnes le long des pâturages. Mais un jour il partit sans me prévenir, ne me laissant qu'une lettre d'adieu. Je pense qu'après cette histoire je n'ai plus jamais été aussi naïve et insoucieuse. Mais surtout, je n'ai plus jamais aimé de cette manière : une partie de moi avait toujours peur de ressentir ce sentiment de totale perdition, de solitude absolue. J'avais peur d'être brisée à nouveau.

Je le regardais fixement ne pouvant détacher mes yeux de ce jeune homme comme s'il était sorti de mes rêves. Puis il se retourna et m'aperçut en train de l'observer intensément. Je détournai les yeux, gênée de mon imprudence ; mes joues s'enflammèrent et je revins rapidement au vendeur qui commençait à s'impatienter.

Après une demie heure, le téléphone était toujours éteint, trois vendeurs se pressaient devant moi pour essayer de faire marcher cet engin qui me paraissait inutile. Le temps défilait et la fatigue m'atteignait de plus en plus, lorsque son regard se posa sur ma bague, que je continue de porter même si cela fait quatre ans maintenant que mon mari est décédé. Ces souvenirs sont tellement sensibles pour moi que d'énormes larmes coulèrent sur mes joues flétries.

Au bout d'une heure d'attente, ma tête devenait lourde et le peu de calme qui me restait finissait de s'évaporer. Mais soudain, comme la lumière divine, le sourire du premier vendeur m'illumina et je sus que c'était bon signe : l'appareil devrait être enfin prêt. Et ce fut ainsi qu'il m'annonça triomphalement que l'engin venait de s'allumer. Je repartis du centre commercial le c?ur léger. Je savais que cette attente m'avait inspiré et rendu ma sérénité d'autrefois.

Maintenant, je m'en souvenais, je me souvenais du sentiment d'être aimé, et ce seul souvenir avait attendri mon c?ur. Je pense que ce soir je dormirai paisiblement pour la première fois depuis quatre ans.

Selma MOUCHEL (2de ? LFM) (www.lepetitjournal.com/manille) vendredi 24 février 2017

Illustrations : dessins à l'encre de Maya MASSELIN

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Publié le 23 février 2017, mis à jour le 17 février 2017

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