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REPORTAGE – Rencontre dans le noir avec Yusuf, aveugle d'Istanbul

yusuf yusuf
Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 14 janvier 2016, mis à jour le 5 mars 2018

Yusuf, un jeune homme de 29 ans, originaire de la petite commune de Kırıkhan d'environ 2.000 âmes dans la région de Hatay, troisième d'une fratrie de huit enfants, vit dans le noir depuis plus de 20 ans...

A l'âge de 7-8 ans, il contracte un glaucome, 2ème cause de cécité dans le monde. Il perd immédiatement la vue avec son œil droit. Les médecins d'Antioche l'envoient à Adana pour être suivi. Là-bas, ils veulent sauver son œil gauche et pour cela, Yusuf subit trois opérations, sans succès. Au contraire, la situation empire et il perd aussi l'usage de celui-ci. Jusqu'à il y a 2-3 ans, il percevait tout de même la lumière avec l'œil gauche mais ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Son père, cultivateur d'un petit lopin de terre, sans couverture sociale, va aussi à l'étranger pour travailler et ainsi constituer un petit budget pour construire une nouvelle maison à la place de leur vieille demeure. Mais lorsque Yusuf devient malade, cet argent accumulé petit à petit durant des années de labeur sert à couvrir tous les frais de santé et opérations qui en découlent.

Yusuf démarre sa scolarité, avec environ deux ans de retard, comme pensionnaire dans une école de Kahramanmaraş accueillant uniquement des enfants aveugles. Une douzaine d'écoles primaires pour non-voyants existent en Turquie (Adana, Gaziantep, Izmir, 2 à Istanbul, 2 à Ankara…)

A l'école, Yusuf découvre le goalball, sport de ballon inventé après la Seconde Guerre Mondiale, devenu un sport officiel en 1988 aux Jeux paralympiques à Séoul et pratiqué par des personnes déficientes visuelles. Yusuf se prend de passion pour ce sport qu'il pratique avec ses amis pendant les heures de sport mais aussi durant les récréations. De la 5ème à la 8ème classe de son cursus primaire, il fait partie de l'équipe de goalball de son école et participe à de nombreux tournois où s'affrontent des équipes de différentes écoles ainsi que des clubs.

Durant sa dernière année de primaire, il part à Erzurum participer à un tournoi qu'il remporte  avec son équipe contre le club d'Istanbul 2-1. Le président de ce dernier lui propose de le transférer à Istanbul, idée qui était alors pour lui juste un rêve impossible à réaliser.

L’arrivée dans la “grande ville”

Avec l'accord de son père, Yusuf accepte et arrive seul dans la grande ville en 2004, à l'âge de 17 ans. Il poursuit ses études au lycée et parallèlement le goalball. La première année, il vit dans un foyer, la seconde chez le président du club puis en colocation avec trois amis voyants. Mais ces derniers, voulant bien faire en remplissant son verre lorsqu'il a soif, en accrochant son linge, l'incommodent car Yusuf ne veut pas que tout lui soit servi sur un plateau.

Il décide de partir et s'installe avec un ami aveugle, puis avec un autre… Depuis bientôt trois ans, il habite à Kadıköy avec Fatih, un autre jeune aveugle qu'il a connu à l'école primaire à Kahramanmaraş et qui est originaire de la région d'Antioche, comme lui.

Avec son équipe de goalball, il participe à des matchs et des tournois et finit par intégrer l'Equipe Nationale de Turquie. Le 7 août 2005, il termine 3ème au Championnat du Monde des Jeunes, qui a lieu au Colorado. Différents tournois le mènent en Bulgarie, en Angleterre, en Arabie, en Lituanie, en Belgique.

Ensuite, il accède avec son équipe au groupe C des équipes championnes européennes, puis celle-ci grimpe dans le groupe B et deux ans après en première division dans le groupe A dont elle fait toujours partie. En 2012, à Londres, aux Jeux Paralympiques, il termine 3ème. Après cela, Yusuf décide de quitter l'Equipe Nationale en raison de la fatigue que cela engendre mais continue à jouer dans son club afin que celui-ci se maintienne en division A.

 

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Yusuf et son ami Engin, tous deux guides à Diyalog in the dark

Diplômé et guide

Depuis l'école primaire, il joue aussi au football et intègre comme défenseur l'équipe créée dans son club en 2006 et qui va évoluer en championnat de Turquie. Par moments, il joue également dans l'équipe nationale de football de Turquie puis arrête en juin 2015.

Il décide en 2014 de poursuivre ses études à l'université d'Istanbul dans la section “gestion sportive”, formation d'une durée de 4 ans. Actuellement, il se trouve en 2ème année. A l'issue de cette période, le diplôme en poche, il ne pourra pas devenir professeur d'éducation physique pour les aveugles car un non-voyant ne peut pas l'être. Par contre, il peut s'inscrire à différents examens lui permettant de grimper les échelons par rapport à son poste d'employé à la direction départementale des Sports de la Jeunesse à Kadıköy, où il est employé en parallèle de ses études qui l'occupent plusieurs jours par semaine en fonction du calendrier scolaire de sa section.

En dehors de toutes ses occupations professionnelles, sportives et scolaires, Yusuf a également été guide pour les visites de l'exposition “Dialog in the dark” (station de métro Gayreteppe) de décembre 2013 à juin 2014, et l'est à nouveau les week-end. Cette visite guidée en compagnie d'un guide non-voyant permet à des groupes de maximum 10 personnes de se promener avec lui, durant 1h30 dans le noir complet dans les rues d'Istanbul, avec un bâton d'aveugle entre les mains, à la découverte du monde dans lequel leur guide évolue au quotidien. Cette exposition fort intéressante - accessible également aux scolaires - donne l'occasion aux participants d'apprendre à se servir de façon plus importante d'autres sens que la vue.

Enfant, Yusuf a facilement accepté son passage du monde des voyants à celui des non-voyants. Ses parents ne l'ayant pas empêché de sortir de peur qu'il tombe ou se blesse, il a gagné rapidement en autonomie, connaissant déjà son environnement avant sa cécité. Il pense que s'il était devenu aveugle à l'âge adulte, il aurait connu des problèmes psychologiques, comme c'est souvent le cas, pour accepter sa nouvelle situation.

Associations d’aide aux aveugles

Sur la rive asiatique d'Istanbul se trouve l'Association des aveugles de Turquie dont fait partie Yusuf, créée en 1974 et présente dans sept ou huit autres villes du pays (Muğla, Kahramanmaraş, Gaziantep, Batman, Mersin, Balıkhesir, Çanakkale...)

Cette organisation travaille pour tous les droits sociaux des aveugles, l'aide à tous leurs besoins. Le club sportif dont fait partie Yusuf y est aussi relié. Des activités ludiques telles que des rencontres ou culturelles (pique-nique, fêtes) y sont régulièrement organisées. Des étudiants voyants viennent en tant que bénévoles donner des cours, faire passer des tests, apporter leur aide.

 

Une autre association importante œuvre avec et en faveur des aveugles ; il s'agit de “Altı Nokta” (6 points) dont le siège social est à Ankara et qui possède des antennes dans près de 40 villes du pays. La population non-voyante en Turquie se compose d'environ 800.000 personnes.

De nombreux aveugles occupent des postes dans les centrales téléphoniques ou devant un ordinateur et certains occupent même des postes d'avocats. A la connaissance de Yusuf, peu de non-voyants sont sans emploi.

Le 7 février 2014, une loi a créé l'EKPSS, en l'occurrence les examens d'entrée à la fonction publique pour les personnes handicapées car auparavant, si une personne handicapée voulait prétendre à un poste dans l'administration publique, elle était obligée de répondre aux mêmes questions que les personnes valides, ce qui n'était pas toujours cohérent selon le handicap.

Au niveau du sport, la Fédération de sports des aveugles de Turquie a été créée le 7 mars 2000 et des équipes nationales défendent les couleurs du pays lors des tournois. Si le succès est au rendez-vous pour une personne handicapée, qu'elle soit aveugle ou non, elle ne reste pas sans travail et l'Etat la soutiendra. Hormis au goalball et au football, on trouve aux plus hauts niveaux des aveugles turcs évoluant en athlétisme, au judo, aux haltères, à la natation et aux échecs.

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Yusuf dans les rues de Kadıköy



La vie à Istanbul

Pour Yusuf, vivre à Istanbul est aisé malgré la circulation et la foule. Il aime cette ville, en particulier Kadıköy, où il vit et notamment le rivage, sans bruit, sans véhicules où il vient s'asseoir et se reposer lorsqu'il a mal à la tête en raison de tous les bruits environnants auxquels il est plus sensible.

Dans cette ville, de plus en plus de feux tricolores sont équipés de bandes sonores permettant aux non-voyants de savoir quand ils peuvent traverser et combien de temps il leur reste pour ce faire. Si ce n'est pas le cas dans le quartier où ils habitent, il suffit d'appeler le 153 pour signaler ce manque et le problème est résolu dans la semaine ou la quinzaine suivante.

Les transports en commun sont gratuits à Istanbul pour les aveugles ainsi que ceux en train sur tout le territoire. La compagnie aérienne THY leur accorde 20 % de réduction. L'accès aux stations de métro, aux aéroports et sur certains axes est facilité par l'existence de bandes jaunes de guidage permettant aux non-voyants de se diriger aisément avec leur bâton.

La ville d'Eskişehir située en Anatolie s'est dotée d'équipements et d'infrastructures en nombre largement au-dessus de la moyenne pour les handicapés et les aveugles.

Son ami de classe et actuellement colocataire, Fatih, qui travaille comme opérateur téléphonique à l'université de Marmara et est membre actif au sein de l'Association des aveugles, s'est fiancé en septembre 2015 avec une jeune femme aveugle et envisage de se marier cette année. Yusuf, quant à lui, n'est pas dans la même situation et n'envisage pas de se marier “pour se marier” mais pour être heureux, s'il trouve la femme qui acceptera de partager la vie de ce garçon plein d'énergie et intelligent au destin prometteur malgré son handicap.

C'est en écoutant qu'il marche, qu'il vit 

Pour lui, s'il devait se marier, ce sera obligatoirement avec une femme voyante car il pense à l'éducation des enfants qui sera très différente si les deux parents sont aveugles. Aucun ne pourra répondre à certaines questions que forcément l'enfant pose selon ce qu'il voit. Si les deux parents sont aveugles, comme il en connaît, ils enferment leur progéniture dans leur univers et lui transmettre des réflexes de non-voyants - tels la manière de toucher pour attraper un verre ou la façon de se déplacer - et l'enfant vivra alors comme un aveugle et non comme un voyant. C'est pour ces raisons qu'il s'oppose personnellement aux mariages entre deux aveugles... même si son plus proche ami est dans ce cas de figure.

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Yusuf avec l'équipe nationale de football

Au quotidien, un aveugle utilise ses oreilles comme des yeux. Si en marchant, les bruits se multiplient et sont intenses, il ne peut pas marcher, son équilibre est déstabilisé. Il n'entend pas où il se dirige, il ne perçoit plus rien. Soit il est tenu d'attendre que les bruits s'estompent, soit il avance plus doucement avec plus de précautions. Un non-voyant vit toujours dans le bruit et doit entendre constamment. C'est en écoutant qu'il marche, qu'il vit...

Les aveugles utilisent les ordinateurs, les téléphones et les réseaux sociaux presque aussi facilement que tout un chacun. Pour cela, ils utilisent l'application Voice Over intégrée d'origine dans tous les téléphones Apple. Sur Android, il faut télécharger une application similaire mais qui apparemment est moins performante. Le logiciel Joyce, quant à lui, équipe leurs ordinateurs.

La démonstration faite par Yusuf est plutôt édifiante. De la lecture de publications ou de messages postés sur FB et à leurs commentaires ou réponses en passant par le réglage et l'accès aux différentes fonctions habituelles d'un iPhone, le retour est quasiment aussi rapide et se fait soit à l'aide du clavier digital, soit par la voix.

Yusuf est aussi membre de GETEM, bibliothèque en braille ou vocale accessible à l'Université Boğazici d'Istanbul. Sur place ou à partir de son téléphone ou de son ordinateur, il peut ainsi de façon très simple lire une revue ou un livre, accéder à des documents ou informations nécessaires dans le cadre de ses études, etc. De même, il a aussi la possibilité de “visionner” des films dont les actions sont expliquées vocalement grâce à GETEM.

Les objectifs personnels de Yusuf sont de terminer ses études universitaires afin de pouvoir progresser au niveau de son travail. Peut-être pourra-t-il aussi, l'an prochain, effectuer un Erasmus. Parfois, il réfléchit également à la possibilité de créer un jour une entreprise avec l'un ou l'autre ami, aveugle ou voyant.

Nathalie Ritzmann (www.lepetitjournal.com/istanbul) vendredi 15 janvier 2016

 

Diyalog in the dark à la station de metro de Gayrettepe http://www.dialogistanbul.com/ (en turc et en anglais)

Billetterie sur place et chez Biletix

Visites tous les jours de 9 h 30 à 20 h

Visites en anglais les samedis et dimanches à 14 h, 16 h et 18 h

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Publié le 14 janvier 2016, mis à jour le 5 mars 2018

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